Sur le déterminisme social

Méritocratie, déterminisme social et plafond de verre : comment les  transfuges de classe vivent-ils leur ascension ?

D’après Wikipédia :

Le déterminisme social est un concept sociologique selon lequel les pensées et les comportements des humains résultent d’une contrainte sociale qui s’exerce sur eux, la plupart du temps sans que ceux-ci en aient conscience. En conséquence, l’individu ne choisit pas son action, il est contraint de la réaliser sous le poids de la société ; il n’est pas réellement libre d’agir comme il l’entend.

Libre-arbitre & déterminisme  

J’avais déjà écrit il y a quelques années sur ce thème, en développant deux points qui me semblent essentiels :

Dans “Choisis-on d’être celui qu’on est ?” (2016), j’avais soutenu qu’avant même de parler de déterminisme social, nous sommes déterminés par les lois de la nature telles que la gravité, la génétique, les caractéristiques de notre espèce, etc. J’avais souligné aussi qu’on fait erreur en opposant libre-arbitre et déterminisme : le concept de libre-arbitre ne s’oppose pas à celui de déterminisme, toute liberté ne s’exerçant que dans un cadre déterminé.

Le concept de libre-arbitre ne peut pas s’appliquer à ce qu’on appelle les « lois de la nature ». Je n’ai pas choisi d’avoir la peau blanche, mais ce n’est pas une caractéristique que je peux changer. Il n’y a pas d’alternatives. Les lois de la génétiques sont une description de la façon dont les parents transmettent la couleur de leur peau à leurs enfants, un cadre scientifique explicatif, et jusqu’à preuve du contraire il n’en est pas autrement. Dire que je ne suis pas libre parce que je ne peux pas agir sur ce cadre est une mauvaise conception de la liberté, une conception idéaliste, réifiée, selon laquelle la liberté est un pur concept, quelque chose d’immatériel qui s’exerce dans un cadre indéterminé. Si chacun pouvait « choisir » la vitesse de la lumière, cela signifierait qu’il n’y a pas de vitesse de la lumière, donc pas de cadre dans lequel j’exerce ma volonté, qui permette de lui donner une réalité tangible. Le concept de volonté aurait-il encore un sens ?

Quelques années plus tard (2019), dans “A quoi sert la sociologie ?” j’avais rappelé que la notion de déterminisme causal est propre à toutes les sciences, et pas seulement à la sociologie. Celles-ci ont vocation à expliquer, c’est-à-dire dégager des relations causales que l’on peut mesurer et quantifier : en physique, tout l’Univers est déterminé par les quatre constantes fondamentales : la gravité, les interactions nucléaires fortes et faibles, l’électromagnétisme. En biologie, les êtres vivants sont déterminés par la nécessité de respirer de l’oxygène, de boire de l’eau et d’absorber des calories. Le génotype (et une bonne partie du phénotype, c’est-à-dire les caractères visibles) d’un individu est déterminé par l’ADN de ses parents. En neuroscience, nos pensées sont déterminées par l’état électrochimique de notre cerveau. En économie, notre civilisation industrielle est déterminée par la disponibilité des énergies fossiles ; le prix sur un marché concurrentiel est déterminé par la confrontation de l’offre et de la demande, sur lesquels les agents individuels n’ont (par définition) aucune prise. Nous naissons dans des milieux sociaux, des familles et des pays que nous n’avons pas choisis. Et ainsi de suite. Toutes les sciences sont déterministes en ce sens qu’elles ont vocation à expliquer des phénomènes, donc déterminer des relations causales entre eux.

Le cas particulier de la sociologie

Alors que toutes les sciences sont déterministes, c’est pourtant à la sociologie qu’on en fait le plus souvent le reproche. On comprend bien pourquoi : elle traite de phénomènes sociaux et non de phénomènes naturels : or, si nous acceptons sans broncher l’idée que nos gènes déterminent notre couleur de peau, nous aimons moins l’idée que la réussite scolaire est fortement déterminée par le milieu de naissance, plus que par notre mérite personnel. Nous n’aimons pas l’idée de déterminisme appliquée à la société, parce que nous nous figurons abusivement que cela supprime toute notion de liberté et donc de responsabilité.

Et puisque la sociologie prétend également expliquer des phénomènes sociaux comme la délinquance, on lui reproche alors de minimiser la responsabilité individuelle des criminels, puisqu’ils sont comme nous tous pris dans le jeu des contraintes sociales. En 1983, Reagan brocardait déjà la “philosophie sociale” accusée de déresponsabiliser les criminels et les délinquants. Plus près de nous, on se souvient de la formule de Manuel Valls en 2016 à propos du terrorisme, dénonçant explicitement les sociologues : “expliquer le djihadisme, c’est déjà un peu excuser”.

La sociologie déresponsabilise-t-elle ?

Tout dépend de ce qu’on entend par là. Ce qu’on peut affirmer sans risque, c’est que la sociologie tend à nuancer fortement, pour ne pas dire anéantir, un discours caricatural (et politiquement plutôt de droite) autour du thème de la méritocratie : “ce que j’ai eu, je l’ai eu à force de travail et uniquement de travail, quand on veut, on peut, les chômeurs ne font aucun effort”, et ainsi de suite. Prenons l’exemple de la réussite scolaire, thème typique de cette discussion. Inutile de répéter longuement les bien connues statistiques autour du lien entre origine sociale et réussite scolaire : je n’en donnerai qu’une (cf. tableau ci-dessous) : 82% des admis à Polytechnique sont des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures, alors que cette catégorie sociale représente moins de 20% de la tranche d’âge. Inversement, seuls 1% des admis à Polytechnique viennent d’un milieu ouvrier, une catégorie qui représente pourtant 30% de la tranche d’âge.

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Si vous trouvez que le cas de Polytechnique est un peu extrême, prenons plus général :

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Seulement 5% des enfants de parents peu diplômés obtiennent un bac+5, contre 35% des enfants dont au moins un parent est diplômé du supérieur. Lorsque vos parents sont peu diplômés, vous avez seulement 25% de chances d’obtenir un diplôme du supérieur, contre 80% si au moins un de vos parents est diplômé du supérieur.

Conduits à mettre en évidence ce genre de faits pour contrer un discours méritocratique exagéré et très répandu, certains sociologues prennent cependant l’excès inverse avec des discours du type “le mérite n’existe pas”. Le sociologue belge Hugues Draelants avait tout dit à ce sujet dans son excellent article “Le mérite n’existe pas, critique d’une vulgate sociologique” (2018). En s’appuyant sur les écrits du pape de la critique de l’école (Bourdieu himself), il y soulignait que même si la méritocratie scolaire est très imparfaite et que l’égalité des chances n’existe pas, l’école demeure encore (et bien plus qu’au temps de Bourdieu !) la seule voie de promotion sociale disponible pour les classes populaires qui n’ont aucun capital économique. Une critique sociologique radicale de la méritocratie conduit paradoxalement des intellectuels et pire, des enseignants, à affirmer que l’école ne sert à rien, ce qui est non seulement très exagéré mais revient surtout à se tirer une superbe balle dans le pied. D’un point de vue politique :

Cela ne peut qu’accélérer les évolutions en cours qui vont dans le sens du passage progressif de la méritocratie à la parentocratie et d’un renforcement du capital économique au détriment du capital culturel, pourtant le seul que l’école puisse transmettre à tous, à condition qu’on lui en donne réellement les moyens et qu’elle mette en place une pédagogie rationnelle en mesure de compenser les inégalités devant la culture et les savoirs scolaires.

Pour sortir du débat purement politique, j’aimerai poursuivre avec quelques faits saillants sur la question du rapport entre sociologie et déterminisme.

Le déterminisme social n’est pas la gravité

En sciences dites “de la nature”, certaines lois sont absolument universelles (du moins, dans l’Univers connu et à l’échelle humaine). Ainsi des lois de la sélection naturelle, de la gravité ou de la génétique  : il est totalement exclu d’y échapper, quels que soient votre culture ou votre milieu social. Tandis que ce qu’on appelle “lois” en sociologie, en histoire ou en économie ne sont que des tendances statistiquement observées, donc des probabilités plus ou moins fortes. Si l’offre est supérieure à la demande, le prix de marché baisse, mais on peut dans certains cas et à certaines conditions (lesquelles ? c’est précisément le travail des économistes de le dire) observer des situations où cela ne se produira pas.

Cela n’est nullement propre aux sciences humaines et sociales. Quand les épidémiologistes affirment que les plus de 65 ans ont (mettons) 7 fois plus de risques de mourir du COVID s’ils l’attrapent, que les hommes sont 2,5 fois plus à risque et que tout cela est encore triplé en cas d’hypertension, cela ne veut pas dire que le destin individuel d’un homme de 67 ans hypertendu qui serait infecté est de mourir. Sans doute pourrait-on lui conseiller a priori d’être plus prudent que la moyenne : néanmoins, une moyenne est toujours une probabilité, pas une ligne du destin.

De même, la probabilité de devenir cadre supérieur d’un gosse d’un collège REP+ de Seine Saint Denis, issu d’une famille immigrée avec un père ouvrier non qualifié et une mère au foyer, est infiniment plus faible que le gosse du même âge dont les deux parents sont professeurs d’Université et qui serait scolarisé dans le XVème. Si le premier devient malgré tout ministre, PDG d’une grande entreprise ou chercheur à la Sorbonne, on pourra dire qu’il incarne une ascension sociale exceptionnelle mais statistiquement, c’est une curiosité.

Comme toute recherche scientifique, le travail des sociologues qui étudient cela est de produire ces données et de les expliquer, de classer les causes, de les hiérarchiser, si possible de les quantifier, mais les données ne disent jamais grand chose sur un parcours individuel. Il n’en demeure pas moins intéressant de comprendre les mécanismes à l’œuvre : en l’espèce, le consensus sociologique dit qu’en matière de réussite scolaire, le capital économique (revenus et patrimoines) importe beaucoup moins que le capital culturel, un concept qui décrit les ressources à la fois matérielles (avoir chez soi une chambre à part, une bibliothèque, des instruments de musique…), institutionnelles (les diplômes des parents, plus ou moins à même d’aider leurs enfants à l’école) et socialisées (beaucoup de choses mais typiquement le rapport au langage et à l’écrit qui se transmet dans la famille, un point longuement étudié par Bernard Lahire dans Enfances de classes, publié en 2019) dont disposent, ou pas, des jeunes de tel ou tel milieu. C’est l’une des raisons pour lesquelles les enfants d’enseignants, pas vraiment une profession grassement payée, réussissent extrêmement bien à l’école. Parmi toutes ces ressources, le niveau d’étude de la mère est crucial, parce que sont la plupart du temps les mères qui assurent le suivi de la scolarité des enfants.

Quand vous défiez les statistiques… vous êtes quand même déterminé

Un point important, et sur lequel je n’avais pas insisté dans l’article de 2019 : cela fait longtemps que les sociologues s’intéressent aux “curiosités statistiques” pour en fournir également des explications.

D’abord, parce que la mobilité sociale n’est pas si rare  : si les tables de mobilité de l’INSEE mettent en évidence que la reproduction sociale, entendue ici comme le fait d’être dans la même catégorie socio-professionnelle que son père (cadre fils de cadre, ouvrier fils d’ouvrier…) est la situation la plus fréquente (35% au sens strict, 60% au sens large), la mobilité ascendante concerne tout de même un peu plus de 25% des actifs : ce n’est donc pas marginal. Certes, il s’agit souvent de trajectoires de mobilité courtes (sur 100 enfants de cadres, seulement 7 sont d’un milieu ouvrier), mais elles ne sont pas pour autant sans intérêt et dans ce cas précis, sont suffisamment significatives pour justifier des travaux de recherche.

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Même les curiosités statistiques beaucoup plus rares peuvent éclairer par contraste les situations plus fréquentes, et être expliquées en termes sociologiques ou psychosociologiques : il existe ainsi de nombreux travaux sur le thème des “transclasses” (concept forgé par la philosophe Chantal Jacquet), et notamment des travaux sur les “Héritiers en échec scolaire”, soit des enfants de milieux favorisés qui ne réussissent pas à l’école, et à l’inverse, sur les enfants défavorisés qui réussissent bien.

Les premiers soulignent des contradictions dans le capital culturel des parents (père ingénieur mais mère peu diplômée et pas à l’aise avec l’école), mettent en évidence des parents plus intéressés par la gestion pragmatique de leur patrimoine immobilier que par les savoirs plus abstraits que nécessite l’école (ils n’encouragent donc pas leurs enfants à la lecture), ou encore insistent sur le rôle négatif du divorce dans le parcours scolaire lorsqu’il survient au collège. Les seconds soulignent l’investissement parental, spécialement quand les parents sont des immigrés qui avaient une situation à l’étranger qu’ils ont perdu (un médecin syrien par exemple) : n’ayant pas de réseau ou de capital économique dans le pays d’accueil, l’école est la seule voie possible dans laquelle ils investissent énormément de temps et d’énergie, en particulier pour l’ainé de la fratrie.

Tout est déterminé ?

De ce point de vue, on pourrait dire que tout est déterminé au sens où en regardant bien, il y a toujours un chercheur qui a étudié les curiosités et produit des explications convaincantes pour telle ou telle situation. Mais il faut immédiatement faire plusieurs remarques :

D’un part, dire qu’on peut tout expliquer à l’aide d’une seule discipline est certainement prétentieux, surtout venant d’une science jeune comme la sociologie. Je crois au contraire qu’il faut croiser les regards et garder une certaine modestie : les trajectoires sociales individuelles des êtres humains ne s’expliquent pas qu’en termes sociologiques, il peut y avoir de nombreuses dimensions, notamment psychologiques : dans son analyse des transclasses, Jacquet (qui n’est pas sociologue) mettait ainsi en avant des concepts psychologiques telles que l’ambition, la volonté de revanche sociale, voire la rage de l’humiliation, des notions issues de la philosophie spinoziste telles que les affects, des notions à la croisée des chemins telles que la frustration scolaire d’un des parents, popularisé par Jean-Pierre Terrail dans son étude sur les enfants d’ouvriers (1991), etc.

On pourrait probablement (mais ce n’est pas du tout mon domaine) ajouter des dimensions neurobiologiques, car tout le monde sait désormais que l’être humain n’est absolument pas une tabula rasa sur laquelle la socialisation viendrait déposer ses empreintes. Les études sur les jumeaux, parmi bien d’autres, montrent que les parents ne transmettent pas qu’un ADN, mais aussi des prédispositions, y compris à certaines activités intellectuelles.

Et pourquoi pas une part de hasard ? Ainsi non seulement les statistiques ne disent pas tout (par exemple, la mesure traditionnelle de la mobilité est basée sur le système des PCS, lequel présente de nombreuses limites), et doivent être complétées par des approches plus qualitatives et biographiques, mais même l’adjonction des deux approches ne fait pas le tour de questions aussi complexes.

C’est d’autant plus vrai que parvenu à ce niveau de finesse dans les explications, du type “j’ai étudié en détail les trajectoires scolaires des enfants d’une famille d’immigrés algériens, cinq filles et trois garçons, habitant un petit HLM dans un quartier modeste dont le père est ouvrier du bâtiment  et la mère au foyer” (je caricature ici volontairement la célèbre et excellente enquête biographique de Stéphane Beaud, où les trois ainées de la fratrie ont bien mieux réussi que les suivants), on comprend bien que le nombre de paramètre à prendre en compte est si important que l’aléatoire surgit forcément, au sens où il devient difficile de démêler l’écheveau des causes et donc de conclure que les mêmes causes vont produire les mêmes effets : niveau scolaire de chaque parent, statut marital, lieu de résidence, type d’habitation, biens culturels possédés, sexe des enfants, type d’école et de professeurs fréquentés, relations avec les pairs, socialisation intrafamiliale, voilà pour les seuls paramètres sociologiques (j’en oublie sûrement !) et je ne parle pas des paramètres sur la psyché des enfants mentionnés plus haut.

Quand bien même on adopterait un point de vue un peu scientiste et extensif (donc légèrement simpliste), il faut rappeler qu’on parle ici d’un déterminisme sociologique (scientifique), au sens d’une détermination des causes principales censées produire des effets similaires en termes de trajectoires scolaires, mais certainement pas d’un déterminisme-social-qui-me-prive-de-tout-libre-arbitre.

Conclusion

Pour reprendre la première partie de la définition de Wikipédia, le déterminisme social existe, en ce sens que la société est faite de multiples contraintes sociales qui pèsent sur le jeu des individus sans qu’ils en aient le plus souvent conscience : les normes et les valeurs transmises dans l’enfance par les parents, leurs diplômes, leur milieu de vie, leur profession et leurs revenus exercent une influence constante et significative sur la trajectoire de leurs enfants dans un grand nombre de domaines et en particulier sur la trajectoire scolaire abordée ici. Il suffit de raisonner par l’absurde : si le déterminisme n’existait pas, les préférences politiques des enfants, par exemple, seraient aléatoirement réparties sur l’échiquier politique alors qu’en réalité ils sont dans les deux tiers des cas du même bord politique que leurs parents. Tout comme l’accès aux meilleures écoles, diplômes, professions, statuts…

Dire qu’il y a du déterminisme social est aussi basique que dire qu’un enfant reçoit son ADN de ses parents : homo sapiens est un animal social et un individu seul ne réinvente pas tous les jours la façon de vivre en famille, de construire un couple ou de se marier, de passer un entretien d’embauche, de consommer, de faire des études… Mais dire cela ne revient “que” à déconstruire le mythe encore trop répandu du self made man et de la méritocratie exclusive, qui tend à nier, dans version caricaturale, l’existence de la société : j’en suis arrivé là uniquement grâce à mon travail, etc. Cela ne signifie pas faire des prédictions sur la trajectoire précise d’un individu, comme un astronome prédisant le passage d’une comète des décennies à l’avance (pour l’anecdote, même dans ce cas il y a une petite part de hasard).

Cela ne revient pas non plus à ruiner l’idée de libre-arbitre ou de responsabilité, dès lors qu’on adopte l’approche “raisonnable” du libre-arbitre évoquée plus haut. Une approche raisonnable du libre-arbitre, c’est ceci : le libre-arbitre, c’est faire certains choix conscients et volontaires dans un environnement borné, mais certainement pas pouvoir faire ce que l’on veut en toutes circonstances.

Socialement, il est clair que le “champ des possibles” de l’enfant d’un haut fonctionnaire travaillant à Bercy est nettement plus large que celui d’un immigré sans-papiers, mais cela ne fait pas pour autant disparaître le libre-arbitre au sens de la définition donnée plus haut : ils auront tous deux de nombreux choix à faire dans un environnement complexe comprenant beaucoup de paramètres. D’ailleurs, on pourrait même discuter l’idée que le champ des possibles de l’enfant du haut fonctionnaire soit vraiment plus étendu, étant considéré la pression parentale extrême à la réussite dans ce type de milieu.

Ainsi le déterminisme social ne s’oppose pas au libre-arbitre : il s’oppose au hasard, c’est-à-dire à l’idée que les trajectoires des individus ne sont pas du tout explicables, où proviennent des purs mérites individuels, ce qui revient un peu au même car d’où viendrait alors la volonté farouche d’un individu qui proclame s’être fait lui-même ? De son for intérieur, de son âme, de sa naissance, de ses gènes, ou bien est-elle distribuée au hasard dans la population ?

Voici pour finir ce que j’estime être une conclusion raisonnable, en six points :

  1. Tout individu est pris dans le jeu des contraintes sociales qui pèsent sur lui, sans qu’il en ait souvent conscience, notamment sur la question des trajectoires scolaires et socio-professionnelles.
  2. Le libre-arbitre des individus existe, mais il s’exerce dans ce champ des contraintes sociales, plus ou moins importantes selon les situations : sauf peut-être le prisonnier condamné à mort, à l’isolement et en attente de son exécution, tout le monde a des choix conscients à faire à différents moments de sa journée, de sa semaine, de son année… de son existence.
  3. La sociologie se donne pour tâche de déterminer ces contraintes sociales, notamment en les quantifiant, que ce soit pour les cas de reproduction sociale (les plus fréquents) ou les cas de mobilité sociale (plus rares).
  4. Les grandes causes des trajectoires scolaro-sociales des individus sont bien connues et consensuelles : elles tournent autour du concept de capital culturel, en particulier dans sa forme socialisée pour le rapport au langage (surtout écrit), et dans sa forme institutionnelle pour le diplôme des parents, spécialement de la mère.
  5. Pour autant, la complexité immense des trajectoires humaines apparaît dès qu’on veut rentrer dans les détails, en particulier pour les situations plus originales telles que celles des transclasses : à des causes sociologiques déjà variées et nombreuses peut s’ajouter des raisons psychologiques, neurobiologiques, voire une part de chance. D’ailleurs, j’ai beaucoup parlé de l’école parce que la France est une société du diplôme, mais cela n’exclut pas, même chez nous, des réussites fondées sur autre chose : pensez aux joueurs de football, aux stars de Youtube et autres influenceurs.
  6. Ainsi il peut exister une part de hasard social, de chance, que l’on pourrait définir comme “ce qu’on ne sait pas toujours expliquer” : on pourrait prévoir parfaitement le résultat d’un lancer de dé si l’on connaissait absolument tous les paramètres et qu’on était en mesure de tous les quantifier (force du lancer, contraintes physiques s’exerçant sur le dé, rotation, vitesse…). Mais ce qui est impossible en physique est encore moins faisable en sociologie : pour l’amateur de sociologie discutant publiquement, il faut donc trouver, ce me semble, un certain équilibre entre une lutte légitime contre le discours égocentré de la méritocratie et l’excès inverse de l’étudiant en première année de licence qui pense avoir tout compris après trois pages de Bourdieu et deux statistiques de l’INSEE.

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Enfin, il faut rappeler que les sociétés occidentales contemporaines sont des sociétés très complexes, industrielles, capitalistes, urbaines, à forte division du travail et dont les relations sociales sont fondées sur une solidarité d’interdépendance que Durkheim appelait “organique”, par opposition aux sociétés “traditionnelles” qui fonctionnent davantage sur une solidarité de type mécanique, faite de ressemblance, fondée sur une cohésion sociale extrême où la Communauté contrôle l’entièreté de votre existence, avec un droit fortement répressif pour les déviants (être athée au Moyen-âge, homosexuel en Arabie saoudite, se marier avec quelqu’un d’une autre caste que la sienne dans l’Inde rurale…. ). Pour le dire autrement, les sociétés contemporaines sont profondément individualistes et cet individualisme même interdit de tout réduire à quelques causes identifiées, parce que dans les sociétés individualistes de pays comportant des millions d’habitants, à peu près toutes les trajectoires possibles existent.

Les effets du commerce mondial sur les inégalités

Une fois n’est pas coutume, je partage un rapide corrigé d’un sujet de bac.

Sujet : À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que le commerce international a des effets sur les inégalités entre les pays et au sein de chaque pays.

La courbe de l'éléphant de Milanović - Mister Prépa

Le commerce international se définit comme l’ensemble des échanges internationaux de biens, de services et de capitaux à travers la planète. Il rend les Etats interdépendants et créé un marché mondial s’affranchissant des frontières. Longtemps, le commerce international fut conçu comme un « jeu à sommes nulles », c’est-à-dire une sorte de guerre dans lequel les pays se concurrencent pour se prendre des parts de marchés. Selon la célèbre formule du français Jean Bodin « il n’y a personne qui gagne qu’un autre n’y perde ». Or, dès le XIXème siècle les économistes Adam Smith puis surtout David Ricardo démontrèrent que c’est faux : à l’aide d’un modèle simple, Ricardo montre que tous les pays sont gagnants s’ils se spécialisent dans leur avantage comparatif, c’est-à-dire le domaine dans lequel ils sont meilleurs ou même moins mauvais que les autres : ainsi, tous gagnent du pouvoir d’achat en achetant aux autres ce que ces derniers produisent à meilleur coût. Le commerce international ne fait que des gagnants, c’est un jeu à sommes positives. Cependant, la réalité d’aujourd’hui est plus complexe que le modèle de Ricardo, aussi nous allons répondre à la question en montrant que le commerce international réduit les inégalités entre les pays (I) mais qu’il peut aussi augmenter les inégalités à l’intérieur des pays (II).

Le commerce international réduit les inégalités internationales

Comme nous l’avons vu avec Ricardo, la théorie économique standard pour comprendre cela est simple. Lorsqu’un pays s’insère dans le commerce mondial, il bénéficie de produits venus du monde entier grâce aux importations : il a donc accès en quelque sorte à l’ensemble des avantages comparatifs des autres pays, parfois spécialisés dans certaines productions depuis longtemps, en fonction de leur climat, de la qualification de leur population, de leur stratégie, etc. Ainsi, le pays bénéficie de produits à moindre coûts que s’il tentait de tout faire lui-même, la population gagne alors du pouvoir d’achat et le pays s’enrichit. De plus, le pays inséré bénéficie aussi de la « diffusion des technologies » qui va peu à peu « combler le fossé entre pays riches et pays en développement » (document 2). On peut penser à internet ou la téléphonie mobile, qui s’est diffusé très rapidement, en une décennie environ, à l’ensemble des pays du monde y compris les plus pauvres.

Du côté des exportations, le pays qui s’insère va pouvoir bénéficier d’un immense marché mondial, soit une base de « clients potentiels » bien plus élevée que s’il se contentait de vendre à sa population. Avec une stratégie adaptée, cela peut être propice à l’émergence de multinationales (FMN) très riches, tel que Samsung en Corée du Sud, qui ne serait jamais devenu ce géant s’il s’était contenté du marché national sud-coréen, un pays d’environ 50 millions d’habitants. De même en France, 98% du Cognac est exporté : la région de Cognac, plutôt riche, s’enrichit considérablement de la mondialisation. On pourrait aussi citer d’autres avantages comparatifs de la France comme l’aéronautique, le luxe, l’agriculture, le tourisme, dont la France est la première destination mondiale. Là aussi, les régions touristiques françaises ne se développeraient pas autant sans l’apport de clients étrangers.

On peut donc dire que s’insérer dans le commerce mondial est nécessaire pour se développer économiquement : les pays pauvres qui le font rattrapent les pays riches, ce qui réduit les inégalités mondiales. Un exemple clef est donné avec le document 1, qui compare le PIB/habitant de quelques pays avec le PIB mondial à différentes époques : ainsi, en 1980, la France avait un PIB de 231 contre 100 pour le monde : le Français moyen était donc 2,3 fois plus riche que la moyenne mondiale. A la même époque, la Chine avait un indice de PIB/habitant de 14, soit 85% de moins que le PIB mondial ! Trente ans plus tard, le contraste est saisissant : si la France s’est bien sûr enrichie, elle n’est plus « que » 2,06 fois plus riche que la moyenne mondiale, alors que la Chine qui était à 14 est désormais à 99 : autrement dit, en 2018 le revenu par habitant des Chinois est égal à la moyenne mondiale, alors qu’il était 85% plus bas en 1980. Le cas de la Corée du Sud déjà mentionnée est peut-être encore plus frappant : alors qu’en 1980 son PIB/habitant était d’un indice 63 (soit un tiers plus bas que la moyenne mondiale), elle a désormais un PIB/hab 88% plus élevé que la moyenne mondiale.

Ces deux pays et bien d’autres se sont insérés avec succès dans la mondialisation, par différentes stratégies, rattrapant très rapidement (et même dépassant parfois) les vieux pays industrialisés que sont l’Europe ou l’Amérique du Nord. Le rattrapage très rapide de la Chine, désormais deuxième PIB mondial alors qu’elle était un pays pauvre voire misérable à la mort du dictateur Mao Zedong (1976), est un exemple frappant du succès de l’insertion dans le commerce mondial. Ces pays ont bénéficié de grands marchés pour leurs exportations et ont utilisé leur avantage comparatif à bon escient : schématiquement, la main d’œuvre peu qualifiée pour la Chine et la main d’œuvre qualifiée pour la Corée du sud (aujourd’hui, la Chine n’est plus seulement « l’atelier du monde », elle a une forte main d’œuvre qualifiée). Elles ont pu aussi bénéficier de la division internationale des processus productifs (DIPP) qui entraine une fragmentation de la chaine de valeur : les productions manufacturées sont éclatées dans de nombreux pays, les FMN réalisant les différentes étapes par le biais de filiales localisées un peu partout : chaque pays peut donc « tirer son épingle du jeu » selon ce que les économistes du modèle HOS ont appelé la dotation factorielle : travail qualifié (schématiquement conception) ou peu qualifié (schématiquement assemblage), ressources naturelles, capital (qui peut être augmenté par des investissements), etc.

Nous voyons donc que l’insertion dans le commerce mondial est un succès global : mais cela masque aussi d’importantes inégalités à l’intérieur des pays.

Le commerce mondial augmente les inégalités intranationales

La célèbre « courbe de l’éléphant » de l’économiste américaine B. Milanovic illustre la question des « gagnants et perdants de la mondialisation » : en représentant les gains de revenu sur une période de 30 ans (1990-2010) par décile de revenus mondiaux, Milanovic montre que si la plupart des déciles sont gagnants (certains plus que d’autres), une catégorie ne l’est pas : celle des « pauvres des pays riches », c’est-à-dire le top 20% des revenus mondiaux, mais qui sont dans les 30% les plus pauvres dans leurs pays.

Il suffit de revenir à l’introduction pour comprendre cela : la mondialisation créé un marché mondial, elle met donc en concurrence les travailleurs du monde entier. Les plus qualifiés sont gagnants, spécialement s’ils vivent dans des pays riches, car ils peuvent s’expatrier et vendre leurs compétences au plus offrant. Par exemple, l’avantage comparatif des Etats-Unis est bien plus centré sur l’informatique que la France : un bon ingénieur informatique (la France en forme beaucoup) a tout intérêt à travailler pour Google ou n’importe quelle entreprise du numérique américaine que rester en France, car il gagnera bien plus. Ce phénomène qui s’observe pour le travail qualifié s’observe encore plus pour les placements d’épargne (capitaux financiers) car si votre pays ne vous offre pas un rendement suffisant, vous pouvez tout simplement investir votre argent à l’étranger et bénéficier de bien meilleures opportunités financières (bourses mondiales, etc.). Le document 3 montre ainsi que le top 10% des revenus dans plusieurs pays a fortement augmenté sa part dans le revenu national : de 30% à 55% en Inde, soit un quasi-doublement, de 25% à 45% en Russie (les oligarques ont bénéficié de l’effondrement du l’URSS et de la privatisation de nombreuses entreprises, notamment dans le gaz et le pétrole, qui a suivi), de 25 à 40% en Chine, etc. L’Europe a suivi le même chemin même s’il y est bien plus modéré, grâce à des Etats souvent beaucoup plus redistributeurs et interventionnistes qu’ailleurs.

A l’inverse, les moins qualifiés peuvent être perdants et voir leurs revenus stagner, ou même baisser, surtout s’ils vivent dans des pays riches et exercent dans des activités faciles à délocaliser : industrie automobile, textile, etc. On l’a dit, les FMN vont localiser, quand c’est leur intérêt, leurs usines dans les pays où la main d’œuvre est la moins chère, et c’est toujours dans les pays les moins développés, car les salaires y sont plus bas et la Sécurité sociale, quand elle existe, est bien plus faible : le coût du travail est donc réduit. Ainsi, l’industrie a perdu en France environ 2 millions d’emplois (!) en quelques décennies, ce qui illustre le phénomène des délocalisations : mis en concurrence avec des travailleurs étrangers bien moins payés, les employés et ouvriers peu qualifiés ne peuvent pas rivaliser et sont licenciés. Des régions entières (par exemple, le Nord de la France, ancien bassin d’emploi industriel) sont ainsi « laminées » par la mondialisation, avec de forts taux de chômage, une remise en cause profonde du modèle social, etc. Bénéficier de produits moins chers fabriqués par un ouvrier chinois qui vous a pris votre emploi est peu réconfortant…

Le modèle HOS prédisait cela, en soulignant que si Ricardo avait raison sur le fond (le commerce international est un jeu à sommes positives), il avait tort sur les détails : un pays va utiliser davantage sa dotation factorielle et celle-ci va voir sa rémunération augmenter. Or les pays développés ont moins besoin de travail peu qualifié, et cela risque de s’accentuer avec le développement de l’intelligence artificielle. Celui-ci est donc souvent délocalisé à l’étranger.

Conclusion

On l’a vu, le commerce international tend à réduire les inégalités mondiales, car les pays pauvres rattrapent les pays riches, et le nombre de personnes vivant dans la misère au niveau mondial (moins de 2$ PPA par jour) ne fait que reculer. En même temps, il augmente les inégalités à l’intérieur des pays. On le voit encore dans l’actualité avec les agriculteurs se plaignant de la concurrence des produits étrangers (par exemple le poulet brésilien) moins chers qui comprime leurs revenus.

Il faut cependant nuancer en rappelant que la mondialisation est loin d’être le seul facteur qui joue sur les inégalités : le progrès technique joue un grand rôle (on parle de « progrès technique biaisé »), notamment dans l’industrie : toutes les pertes d’emplois ne sont pas dues aux délocalisations, loin de là ! Le système socio-fiscal et la redistribution peuvent fortement atténuer l’impact de la mondialisation, comme on le voit en Europe (document 3) et en France en particulier, où les inégalités n’ont pas explosé. Enfin, une grande partie de l’économie, typiquement le secteur tertiaire, n’est pas du tout ou très peu concerné par la mondialisation (« secteur abrité ») : un coiffeur ou un garagiste ne craignent rien, car leur activité nécessite une présence physique et est impossible à délocaliser. Un enseignant ou un comptable peuvent plus craindre l’intelligence artificielle que la mondialisation.

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Note de lecture : Les croisades vues par les Arabes, par Amin Maalouf

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C’est l’un des premiers ouvrages d’Amin Maalouf (1983), et pourtant l’un des rares que je n’avais pas encore lu. J’avais chroniqué ici quelques-uns de ses romans (voir ici). Le livre est excellent, même s’il ne faut pas s’attendre à un ouvrage de référence sur la question des croisades. Maalouf est un écrivain, lettré, érudit et excellent connaisseur du monde arabe, avec lequel il est généralement sévère (lire absolument Le Dérèglement du Monde, publié en 2009), mais pas un historien professionnel. Surtout, comme le titre l’indique, le parti pris est de s’appuyer exclusivement sur des sources arabes, c’est-à-dire des chroniqueurs de la période des croisades qui s’étend de 1096 à 1291. On peut donc certainement reprocher au livre un manque de rigueur scientifique, mais ce n’est pas vraiment l’ambition de Maalouf, qui cherche plutôt à livrer, comme à son habitude, un récit agréable à lire, à la fois historique et sourcé mais aussi souvent romancé, et qui se lit comme un essai.

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Le public, le privé et la concurrence

Pokémon Rouge Feu et Vert Feuille > La TV ABC - Pokébip.com

Le débat public vs privé est un archétype des débats gauche-droite. Il constitue en effet un terrain “idéal” dans le champ de l’affrontement des valeurs. A ma gauche, le désintéressement, le non-marchand, l’égalité d’accès, le service public, le bien commun. A ma droite, le profit, la cupidité, l’inégalité, l’exploitation, le marché. Changeons de regard : à ma gauche, l’inefficacité, la bureaucratie, la norme, la lenteur, le coût élevé, le mépris de l’usager. A ma droite, l’innovation, le service client, l’efficacité, la réactivité, le prix concurrentiel.

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Note de lecture : Manières d’être vivant, par Baptiste Morizot

Manières d'être vivant | Actes Sud

Quid ?

Baptiste Morizot est un philosophe (Université d’Aix-Marseille) dont on pourrait dire que la spécialité est l’écologie, plus précisément les relations entre les êtres humains et les autres êtres vivants. Manières d’être vivant est un livre percutant et assez original, puisqu’il alterne réflexions philosophiques dans un vocabulaire pointu et récits de pistages, Morizot étant avec sa compagne une sorte d’amateur passionné du pistage d’animaux sauvages, en particulier des loups (et des relations entre loups, brebis et bergers). Le livre est donc à la fois très conceptuel (la philosophie) et très concret (les récits de pistages), le concret l’emportant souvent sur le conceptuel car chez Morizot le concept n’a de valeur qu’ancré dans le terrain.

Le livre parle donc d’écologie, bien sûr, mais avec un point de vue tout à fait différent de ce qu’on a l’habitude d’entendre sur le sujet, où foisonnent surtout des livres scientifiques (l’état de l’art à base de données chiffrées) ou politiques (ce qu’il faudrait faire selon moi).

La thèse du livre

Elle peut se résumer simplement : la crise écologique est avant tout une “crise de la sensibilité”, c’est-à-dire un appauvrissement considérable de nos relations avec le vivant, soit tous les autres êtres vivants non humains. Cet appauvrissement se manifeste concrètement : on peut par exemple faire référence aux classiques sondages chez les petits sapiens (du moins pratiquement tous ceux qui vivent dans un système à économie de marché), qui sont capables de citer et reconnaitre des centaines de marques commerciales de multinationales, de différencier finement Coca de Pepsi, la Switch de la PS4 et la PS4 de la PS5, mais ne savent pas nommer les plantes de leur jardin, distinguer une feuille de chêne d’une feuille d’érable, reconnaitre le moindre chant d’oiseau et plus globalement ignorent complètement l’existence d’un monde vivant autour d’eux. Que dire des adultes (moi le premier) ! L’appauvrissement se manifeste donc concrètement par un recul considérable des relations (un concept clef chez Morizot) des êtres humains avec les êtres non-humains.

Contre le dualisme Nature/Culture

Selon Morizot, cet appauvrissement prend sa source dans le dualisme Nature vs Culture, à la fois très occidental et très récent à l’échelle de l’histoire humaine. D’un côté, la “Nature”, cet ensemble vivant d’animaux et de végétaux que l’homme civilisé se doit de dominer, exploiter, asservir pour ses besoins propres : se nourrir, se vêtir, se divertir. De l’autre la culture, le propre de l’homme civilisé. Celui-ci se doit, intérieurement, de lutter contre ses pulsions bestiales, c’est-à-dire de dompter l’être sauvage qui vit en lui par les forces de la loi, de la morale, de l’éducation, de la religion ; et extérieurement, de dominer la Nature pour construire la société humaine civilisée.

Ce dualisme s’accompagne d’une hiérarchie morale qui place l’homme au sommet, la Culture étant supérieure à la Nature. Dans la philosophie classique, les animaux n’ont de liberté propre : chez Aristote, ils sont dépourvus de raison ; pour Descartes, ce ne sont que des machines, dépourvues de sensibilité, d’âme et de raison, qui réagissent automatiquement à des stimulis. Rousseau est un peu plus subtil mais guère différent dans le fond : les animaux ont une forme simple de raison et de sensibilité mais n’ont pas de perfectibilité morale : ils n’ont que des instincts qui les conditionnent tout entier. Citons ainsi le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes :

“La nature fait tout dans les opérations de la bête (…) ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il serait avantageux de le faire”

Plus récemment, des philosophes comme Sartre ou Camus sont, selon Morizot, des “alliés objectifs de l’extractivisme et de la crise écologique”, car “ce sont eux qui ont transformé en croyance fondatrice de l’humanisme tardif le mythe suivant lequel nous étions les seuls sujets, libres, dans un monde d’objets inertes et absurdes”.

Ainsi, il faudrait en finir avec ce dualisme :

[Les autres animaux] n’incarnent pas une sauvagerie débridée (c’est un mythe de domesticateur), pas plus qu’une innocence plus pure (c’est son envers réactif). Ils ne sont pas supérieurs à l’humain en authenticité ou inférieurs en élévation : ils incarnent avant tout d’autres manières d’être vivant.

Les philosophes classiques mettent l’homme au dessus de tout par ses prodigieuses capacités cérébrales, la complexité de son langage, de sa morale ou de sa vie en société. Morizot ne nie nullement cela mais rappelle que  toute espèce, en un instant N, est accomplie d’un point de vue évolutionnaire. Si l’on valorise la complexité du langage, l’art ou la vie en société, l’être humain est supérieur, mais si l’on valorisait la rapidité à la course, la force musculaire, l’agilité dans l’eau, l’écholocalisation, l’ouïe, la vue et l’odorat, ou encore la capacité à se nourrir du carbone de l’air à partir du soleil, l’être humain serait tout en bas dans les hiérarchies morales, et nous serions supplantés par les poissons, les chauves-souris, les plantes, les rapaces, les chats, les chimpanzés. Ce n’est pas très original de rappeler qu’homo sapiens ne se caractérise pas par ses capacités physiques et sensorielles extraordinaires.

Quant à la notion d’intelligence, que le philosophe définit comme “la capacité à résoudre des problèmes complexes sans posséder les patrons moteurs a priori, au sens de suites de mouvements hérités et stéréotypés”, elle s’incarne selon Morizot de manière très variée dans le vivant : il cite les oiseaux mais on peut aussi penser aussi à la formidable intelligence d’une pieuvre (cf. le documentaire La sagesse de la pieuvre) : l’animal est redoutablement intelligent au sens défini plus haut ; seulement, l’espèce n’a pas développé de mécanisme de transmission des savoirs, contrairement aux baleines ou aux félins : comme la mère meurt à la naissance de ses œufs, chaque bébé pieuvre doit tout réapprendre seul : se nourrir, se cacher, se protéger des prédateurs, chasser.

Citant l’évolutionniste Simon Conway Morris, Morizot estime que l’intelligence est apparue des centaines de fois dans l’évolution, et qu’il y a d’une certaine façon des convergences évolutives sur ce point, l’intelligence étant un “Bon Truc Evolutif” (Dennett). Des solutions nouvelles et créatives (telles que l’intelligence) sont en effet redécouvertes, plusieurs fois, par hasard (mais un hasard contraint par les conditions de l’évolution), pour sans cesse répondre à l’énigme foisonnante qu’est de vivre.

La théorie de l’évolution selon Morizot

Pour défendre l’idée que les autres animaux ne nous sont pas inférieurs, ni dépourvus de libertés, Morizot fait en effet un long détour par la théorie de l’évolution dont il semble bien maîtriser les principaux concepts. Pour Morizot, il faut éviter de tomber dans une sorte “d’adaptationnisme radical”, selon lequel tout organe existe précisément pour une fonction mise en place par l’évolution par sélection naturelle. Selon lui, le vivant ne peut se réduire à l’invention technique d’un ingénieur : pour un même organe, plusieurs fonctions sont possibles, elles ont pu changer avec le temps, elles changeront encore peut être, et restent disponibles pour différents usages. Du reste, si on se projette dans un temps très long, un animal qui nous semble aujourd’hui bête ou inutile (mettons, un batracien commun, voire une bactérie), deviendra peut être dans plusieurs millions d’années le summum de la culture, de l’éthique et de l’esthétique, de la vie en société. C’est bien par là que nous sommes passés !

Pour Morizot, l’évolution est un héritage biologique ancré dans l’histoire : celle de l’espèce d’abord, celle de l’individu ensuite. Morizot entend donc “ouvrir la voie à une philosophie du vivant qui assume les héritages biologiques sans les transformer en déterminisme” : l’évolution ne produit pas seulement des contraintes naturelles telles que les lois de la reproduction, la nécessité d’absorber de l’eau et des calories pour survivre ou la fonction de l’œil, elle produit aussi des nouveautés, des usages créatifs de tel ou tel organe.

De cela, le philosophe prend de multiples exemples, mais quiconque ayant déjà regardé un documentaire animalier en trouvera lui-même. Ainsi de la plume de l’aigrette ardoisée africaine (un oiseau), qui utilise ses plumes pour faire de l’ombre attirant les poissons à la recherche d’un nénuphar :  une lecture purement adaptationniste (la plume a été sélectionnée par l’évolution pour la thermorégulation, la parade ou le vol) passerait à côté des usages inventifs qu’une telle espèce fait de cet organe. De même, il n’y a pas une seule fonction au hurlement du loup (ce que Morizot montre abondamment dans ses multiples récits de pistage) : le cri du loup “emmagasine dans ses propriétés l’histoire des différentes fonctions qu’il a connues (au sens de ses effets sous pression de sélection) et il est chaque jour disponible pour être subverti vers une multiplicité d’usages encore inouïs ».

Comme d’habitude avec la vie, chacun fait ce qu’il veut de ce que l’évolution a fait de lui, chacun subvertit, détourne, et invente à partir de la richesse de ses héritages.

L’évolution n’est donc pas seulement la “théorie de l’évolution par variation-sélection” mais, selon une belle expression de Morizot, elle est la « sédimentation de dispositifs dans le corps, produits par une histoire : des ascendances. (…) Les ancestralités animales sont des comme des spectres qui vous hantent, en remontant à la surface du présent”

Evoquant encore les laissées (fientes) des loups observées lors d’un long pistage, Morizot invite à se libérer d’interprétations trop simplistes mais surtout trop systémiques, trop systématiques : que ce soit le réductionnisme biologique (les laissées sont des stimuli qui se déclenchent par des conditionnements opérants), anthropomorphisme simpliste qui reviendrait à interpréter tout signe animal comme un effet symbolique d’une créativité culturelle (les laissées sont des blasons que les loups utilisent pour marquer leur territoire et leur appartenance à la meute) ou, à l’inverse, naturalisation de l’humain (nous sommes également des loups, nos blasons sont des laissées).

Renouer avec le vivant

À partir de là, l’animalité humaine n’a plus rien à voir avec la bestialité, la férocité, le grossier… Elle est faite d’ascendances et d’affects animaux qui peuvent être déclinés ou subvertis, mais qui continuent de s’exprimer jusque dans nos comportements les plus quotidiens, les plus exigeants, les plus riches… Les ascendances animales sont partout (…) Quelle joie d’être un animal, alors.

Il est à noter que Morizot ne défend nullement une sorte d’égalitarisme entre tous les vivants : bien au contraire, il consacre de longues pages à explorer les formes de beauté et d’expressivité utilisées par les espèces animales qui n’ont pas comme nous développé de langage articulé et conceptuel : l’expressivité du visage d’un chimpanzé, du masque d’un loup ou du regard de la gazelle. Nous sommes (parfois très) différents mais néanmoins tous cohabitants de la même planète, embarqués dans la même aventure du vivant : l’enjeu est donc de (re)nouer des relations avec les autres espèces, et non pas de tomber dans l’anthropomorphisme en tentant d’en faire des citoyens sujets de droit d’une démocratie inclusive : le philosophe se montre d’ailleurs assez critique avec les antispécistes.

…Mais comment ?

Développer la sensibilité au vivant ; apprendre à traduire les signes des autres espèces (le cri d’un oiseau, le regard d’un chien, la course d’un cerf…) comme on traduit, sans jamais y parvenir parfaitement, d’autres mots dans d’autres langues (le spleen anglais, le dasein ou le schadenfreude allemand, la saudade  des Brésiliens…), car pour les autres espèces, nous sommes toujours des étrangers comme elles sont des étrangers pour nous, en même temps que nous vivons côte à côte : nous sommes les uns pour les autres des aliens familiers  ; acquérir un savoir du vivant, foisonnant et riche parce qu’issu du terrain, d’une enquête continue, immersive, qui ne se réduit pas aux protocoles expérimentaux et aux articles peer-reviewed ; apprendre, en soi, non pas à dompter ses “pulsions fauves” dans une morale rigide du cocher, mais à dialoguer avec elle dans une logique spinoziste, les pulsions de tristesse comme les pulsions de joie étant perçues comme des trajectoires ascendantes et descendantes plutôt que comme des parties de l’être ; et, hors de soi, à entretenir ce même dialogue avec le vivant, cette même attention qui produit ce que Morizot appelle des égards ajustés. Bref développer l’attention à la vie !

On le voit, le philosophe ne manque pas d’idées pour exprimer l’importance qu’il accorde à la nécessité urgente, vitale au sens propre, de développer une sensibilité au vivant, car cette insensibilité est pour lui le principal ferment de la crise écologique. Ce faisant, Morizot peut laisser sur sa faim le lecteur en quête de solutions définitives, binaires, de concepts clefs en main, applicables à toute situation. Car il ne cherche justement pas à donner des solutions binaires. Précisément, c’est pour lui la situation qui doit entraîner la bonne attitude, l’attitude ajustée. Et l’incertitude fait partie de l’attitude ajustée, puisqu’elle entraîne le “barbouillement moral des empathies multiples et contradictoires”.

Dans la diplomatie réelle, la diplomatie des interdépendances, celle au service des relations, et pas d’un des membres de la relation contre l’autre, la navigation négative est un art important, un art quotidien. La boussole est claire : le repère qu’il faut fuir, celui donc on doit toujours s’éloigner pour être ramené en pleine mer d’incertitude,  c’est-à-dire à l’abri, c’est la tranquillité d’âme, le sentiment de la pureté morale. C’est le sentiment d’être au service de la Juste Cause exclusive (pour les loups innocents contre les exploitants malhonnêtes), celui de la Sainte Colère (contre le fauve voleur, le sadique), celui de la Vérité révélée. La conviction d’être parmi les Bons contre les Méchants, des Justes contre les Bêtes, des innocents contre les criminels, des Nobles Sauvages contre les infâmes humains, ou de la Civilisation contre la Sauvagerie.

Ainsi, s’agissant des relations entres loups, bergers et brebis, Morizot affirme : “on voit à quel point l’alternative habituelle, à savoir stigmatiser le pastoralisme en bloc comme s’il était l’ennemi de la biodiversité, ou l’adouber en bloc comme s’il était le maillon essentiel de la préservation des paysages, ne tient pas : tout dépend des pratiques, et il faut penser une transformation de l’usage pastoral des territoires, qui aille dans le sens d’une protection accrue des prairies, des loups et du métier lui-même (…) les parcours techniques qui protègent le mieux les milieux sont aussi ceux qui protègent le mieux les brebis des loups, et des brebis protégées impliquent moins de politiques réactives de destructions des loups, qui sont le pis-aller lorsque la protection active au troupeau n’est pas un succès”. Dans le même genre, l’alliance entre abeilles et apiculteurs consiste une diplomatie entre d’un côté l’agrobusiness et ses “exigences” de rendement, et de l’autre la biodiversité sauvage du milieu (microfaune des sols et pollinisateurs en général), qui pâtit de l’extractivisme”.

Un livre politique ?

Avec ses concepts d’attention au vivant et de crise de la sensibilité, un militant écologiste pourrait facilement reprocher à Morizot de dépolitiser l’écologie.

Certes, le propos de Morizot n’est pas directement politique. On l’a dit, l’auteur est hostile aux repères moraux simplistes et systématiques :  on ne trouvera donc pas dans son livre une défense du véganisme contre les carnivores, ni une apologie de l’égalitarisme entre tous les vivants (quelle égalité entre vous et les bactéries de votre système digestif ?), pas plus qu’un désir de retour à l’animisme de la “nature sacrée” ou même une critique de la chasse. De plus, il critique l’antispécisme comme réducteur, car fondé sur le concept de “personne sentiente” et donc rejouant selon lui le dualisme sacré/profane : les animaux sentients devraient être considérés moralement comme des humains, tandis que ceux qui ne sont pas personnifiés (les milieux, les végétaux, les animaux non sentients), sont voués à rester de la “nature-ressource”.

Selon lui, il n’est pas interdit d’exploiter un milieu, mais “plus vous exploitez un milieu, plus vous lui devez d’égards, plus vous prenez à la terre, plus il faut lui restituer”. Les non-modernes aussi “tuent, mangent, chassent, rusent, exploitent, cueillent, mais aussi sèment, récoltent leur sacré”. Cependant leurs relations avec le vivant ne sont jamais dépourvues d’égards, égards que la modernité perçoit comme infantiles et irrationnels.

Pour autant le livre de Morizot n’est pas apolitique : l’auteur a bien un adversaire politique, ce qu’il nomme l’extractivisme moderne, où la “Nature” n’est perçue que comme entité abstraite, matériau exploitable, au mieux un environnement dont le but unique est de satisfaire les besoins de l’homme, dont éventuellement on soustrait quelques minuscules parcelles (espèces protégées, réserves naturelles), tout en ne changeant rien à notre conception globale des autres êtres vivants.

Pour y remédier, la sensibilité au vivant est une étape cruciale, mais il faut ensuite “politiser l’émerveillement, en faire le vecteur de luttes concrètes pour défendre le tissu du vivant, contre tout ce qui le dévitalise. (…) Sans cette joie vécue et sensible à l’idée de l’existence du vivant en nous et hors de nous, comment lutter contre les puissances mortifères des lobbys du pétrole et de l’agrobusiness ? Pour s’engager, nous avons besoin de l’indignation pour armer l’amour, mais nous avons besoin de l’amour du vivant pour maintenir à flot l’énergie, et savoir quel monde défendre”. Ainsi, il ne faut dénier ni la lutte radicale comme une immaturité romantique (on rappellera à cette occasion que Morizot est l’un des fondateurs des Soulèvements de la Terre), ni la négociation comme une compromission avec le “système”, mais bien “articuler de manière organisée, avec des cibles appropriées, la négociation et la lutte”.

Tout ceci étant dit, cela reste fort vague dès qu’on voudrait le traduire en décision politique plus concrète : clairement, Manières d’être vivant n’est pas un essai politique ni un pamphlet militant ! mais bien un livre de philosophie de l’écologie. Ainsi on peut questionner le livre par ses non-dits, c’est-à-dire les questions politico-économiques très sous-jacentes, mais que le livre n’évoque pas, ou très peu. Non pas qu’on demande à un philosophe d’être en même temps économiste, agronome, démographe, climatologue, mais du moins, sans doute, d’avoir une idée des questionnements (ouverts) qu’impliquent ses positions d’un point de vue strictement collectif, commun, donc politique. Car le barbouillement moral est bien compréhensible dans une observation, à petite échelle, d’un milieu tel que le pastoralisme, ou le pistage d’une meute de loups. Mais tout le monde ne peut être berger, ni pister des loups. Comment traduire cela en politique, où “gouverner c’est choisir” (Mendès-France) ? Par exemple : comment traduire la notion d’égards ajustés en décisions politiques ? peut-on nourrir le monde avec de l’agroécologie ? Si oui comment ? Si non faut-il revenir à Malthus ?  La sensibilité au vivant peut-elle s’apprendre à l’école ? Peut-elle quelque chose contre la crise climatique, qui est globale ? Comment traiter politiquement l’urbanisation croissante où la plupart des humains vivent dans des villes de béton sans relations directes avec d’autres vivants qu’eux-mêmes ? Les Gilets jaunes s’opposaient en premier lieu à une taxe sur les émissions de carbone : fin du mois contre fin du monde ? Etc.

Ce n’est qu’en toute fin d’ouvrage que Morizot évoque, timidement et trop rapidement, le fait que la notion d’égards ajustés ait des implications politiques plus directes, puisqu’on peut la traduire en normes politico-juridiques avec une gradation allant par exemple de l’interdiction totale d’exploiter en laissant un milieu en libre évolution, à une exploitation “raisonnée”, mais ce point crucial (qu’est-ce qu’une exploitation raisonnée, par exemple, à quel moment une ferme passe dans la logique dénoncée de l’agrobusiness) est très peu développé.

Cnews et l’extrême droite

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Apparemment, le ministre de l’Education nationale est au cœur d’une polémique pour avoir qualifiée “d’extrême droite” la chaine CNews. Absolument personne ne peut contester que sous le patronage de Bolloré, CNews est devenue en quelques années une chaine d’opinion bien ancrée à droite, que ce soit par les thématiques majoritairement abordées (immigration, islam, sécurité, sans parler d’inviter tranquillement Renaud Camus à parler « grand remplacement ») ou les chroniqueurs vedettes (la vedette Zemmour mais aussi Bock-Côté, Praud, d’Ornellas, Lévy, Bastié, Goldnadel, ou encore l’inénarrable Messiha invité pas moins de 140 fois l’année dernière). De droite, donc, mais d’extrême droite ?

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Note de lecture : Cours de philosophie politique, par Blandine Kriegel

Cours de philosophie politique - Poche - B. Kriegel - Achat Livre | fnac

Cours de philosophie politique promet ce que le titre annonce : il s’agit d’un excellent petit condensé sur les thème des démocraties, synthétisant dans une langue absolument limpide les enjeux et les débats de chaque point important : l’Etat de droit, les droits de l’homme, républiques et démocraties, Etats-nations et nationalismes, etc. S’agissant de la retranscription de séances de cours que l’autrice (une philosophe et politologue assez peu connue) a donné à l’Université de Moscou dans les années 1990, il s’agit d’une vraie réussite. Bien sûr, le texte n’a rien de très original et celui qui a déjà suivi quelques leçons en matière de droit constitutionnel ou de philosophie politique n’apprendra pas grand chose. Mais il a le grand mérite de la synthèse courte, claire et précise. Lire la suite

Les aides publiques aux entreprises : un commentaire sur le rapport de l’IRES

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En mai dernier, l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales, un organisme d’études économiques syndical) a sorti un rapport sur les aides publiques aux entreprises via un groupe de travail de l’Université de Lille. Le rapport se lit ici. J’ai appris l’existence du rapport par Twitter et j’ai trouvé que le sujet abordé, en plus d’être fondamental, était largement sous-médiatisé. En effet, les aides publiques aux entreprises sont nombreuses en France, coûtent énormément d’argent public, et on en parle paradoxalement peu (par rapport au “pognon de dingue” que constituerait la redistribution). Le rapport est fort long (environ 200 pages) et relativement technique, aussi j’essaie ici d’en faire une synthèse critique :

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Taxer les riches

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Tout le monde sait ce qu’est un pauvre. Du moins, presque tout le monde. Bien qu’il en existe plusieurs définitions statistiques, par la pauvreté monétaire absolue (moins de 1,9$ par jour, définition de l’ONU), par la pauvreté monétaire relative (moins de 60% du revenu médian soit en France 1128€ par mois pour une personne seule), par l’approche administrative (toucher le RSA) ou encore par la privation de biens essentiels (logement décent…), elles renvoient toutes à la même idée : devoir se priver pour vivre et ne pas accéder, ou difficilement, à des biens et des services essentiels.

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La France et les 1% de CO₂ : cinq arguments pour nuancer

Il revient régulièrement dans le débat public l’argument selon lequel la France n’a aucun impact sur le réchauffement climatique car “elle ne représente que 1% des émissions mondiales de CO2”. Argument souvent avancé par des politiques de droite, qui dit en substance : lâchez-nous la grappe avec nos SUV, le problème c’est la Chine. Lire la suite

Le retour de l’inflation

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Depuis plusieurs années, les Européens vivent dans un monde avec une inflation faible et stable autour de 1% par an. Ce qui était devenu une habitude dans nos latitudes est cependant loin d’être la norme mondiale. En Afrique, il est rare de trouver des pays avec une inflation annuelle inférieure à 2%: dans cette liste du site Statista, il n’y en a d’ailleurs aucun. Le Cap-Vert est à 2,3% et le record est détenu par le Soudan à 245%, la plupart des pays étant entre 5 et 10%. Autre exemple, l’Argentine, bien connue pour être marquée depuis des décennies par une inflation endémique, contre laquelle les gouvernements successifs ne sont pas parvenus à lutter :

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Le salaire des enseignants

Convention Banque de France – ministère de l'Éducation nationale | Citéco

Ceci est une version développée d’un article paru dans la revue Esprits, dont vous trouverez le lien ici

 

La question des salaires est une question socioéconomique cruciale. Elle est à la fois économique (qu’est-ce qui détermine les rémunérations du travail ?), sociale (pourquoi des inégalités salariales ?), éthique (quel travail, et donc quelle fonction dans la société, « mérite » quel salaire ?). Les économistes et les sociologues s’intéressent depuis longtemps à ces questions, mais nous allons ici nous centrer sur une profession en particulier, dont la rémunération a fait l’objet de nombreux débats durant la campagne présidentielle : celle des enseignants.

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Note de lecture : Le monde sans fin (Blain & Jancovici)

Bon, finalement, je chronique une deuxième bédé…Winking smile

Les auteurs

Christophe Blain est bien connu dans le monde de la bédé. C’est le seul auteur à avoir remporté deux fois le prix du meilleur album du festival d’Angoulême. Je n’ai lu que son œuvre la plus connue : Quai d’Orsay, une chronique diplomatique sur la vie du ministère des Affaires d’Etrangères sous Dominique de Villepin. Dit ainsi, ça ne semble pas très excitant, mais la série est géniale, foncez ! Le dessin de Blain est toujours drôle, propre, original. Il convient parfaitement au projet ici chroniqué. Lire la suite

Note de lecture : l’Empire, une histoire politique du christianisme (1/2)

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J’ai écrit une quinzaine de notes de lectures sur ce blog mais c’est la première fois que je chronique une bande dessinée. Ce n’est pas faute d’en lire (beaucoup !) mais elles ne se prêtent pas au genre d’analyse que j’aime faire. Cela dit, L’Empire (sous titre : Une histoire politique du christianisme) n’est pas tout à fait une bédé. Le scénario en a été entièrement rédigé par Olivier Bobineau qui est en fait un… sociologue et politologue, spécialiste des religions et membre du groupe Sociétés, Laïcités, Religions du CNRS. Aux dires de l’auteur, L’Empire “est le fruit de vingt années de travail scientifique et académique”.

L’ambition de l’ouvrage (en deux tomes publiés, un à paraître) est énorme, presque démesurée : il s’agit d’écrire une histoire du christianisme des origines à nos jours sous l’angle des rapports de pouvoirs. Je dirais un mot rapide des dessins de Pascal Magnat : ils servent utilement le propos en l’illustrant ou avec une touche d’humour, mais ils n’ont rien d’extraordinaires non plus. Dans tous les styles, j’ai vu beaucoup mieux. Néanmoins, ils ne gâchent rien, et rendent évidemment la lecture plus agréable que s’il eut s’agit d’un essai (cela reste une bédé !) Lire la suite

Note de lecture : Mémoires vives, par Edward Snowden

Amazon.fr - Mémoires Vives - Edward Snowden - Livres

L’auteur

Est-il besoin de présenter le lanceur d’alerte le plus célèbre de la planète ? En 2013, Snowden a acquis une attention médiatique internationale en divulguant des documents classifiés sur la manière dont la NSA (National Security Agency) américaine espionnait le monde entier, y compris les Américains. Il faut reconnaître à l’auteur un courage phénoménal puisqu’il a sacrifié sa carrière, son salaire confortable, son pays, la plupart de ses relations familiales et amicales restées aux Etats-Unis pour pouvoir divulguer ce qu’il a divulgué : en 2021, poursuivi pour des crimes fédéraux aux Etats-Unis, il vit toujours en Russie où il a obtenu le droit d’asile avant de s’y marier. Lire la suite

Que faire de la dette Covid (2/2) ?

Economics 101 : politique budgétaire et monétaire

Depuis la crise des subprimes en 2008, la macroéconomie a connu un certain nombre de bouleversements. Traditionnellement, les économistes distinguent la politique budgétaire et la politique monétaire : la politique budgétaire est menée par les Etats avec le vote parlementaire du budget, et a pour outil le couple dépenses publiques/recettes publiques, et pour objectifs la croissance, l’emploi et la répartition des richesses ; la politique monétaire est menée par une Banque centrale, traditionnellement indépendante des Etats (surtout dans la zone euro) et a pour outils la fixation d’un ensemble de taux dont le principal, le taux directeur, représente le taux auquel la Banque prête aux banques commerciales. Toutes les banques commerciales ont un compte à la Banque centrale : schématiquement, quand la Banque centrale veut rendre le crédit plus cher (pour ralentir l’inflation) elle augmente son taux directeur, ce qui, par effet d’entraînement, augmente le coût du crédit bancaire dans toute l’économie ;  et quand elle veut rendre le crédit moins cher (pour relancer la croissance et abaisser le chômage) elle diminue son taux directeur.

Regarder l’évolution des taux directeurs sur longue période, c’est regarder les cycles économiques :  en période de forte croissance, les taux ont tendance à monter pour freiner la surchauffe, et inversement en période de crise. On remarquera que la Banque centrale européenne a tendance à suivre (avec retard) les taux de la FED (Banque centrale américaine), suivant la conjoncture économique mondiale. Une divergence apparaît à partir de 2015 : alors que l’économie américaine est déjà sortie de la crise des subprimes depuis un moment, le chômage atteignant un point bas historique, l’économie européenne subit les contrecoups de la crise grecque de 2010-2011 et de la crise des dettes souveraines qui a suivi : de là, une divergence de stratégie qui s’atténue en 2020 à la faveur de la crise sanitaire mondiale (le graphique ne le montre pas, mais le taux principal de la FED est actuellement à 0,25%).

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Que faire de la dette COVID ? (1/2)

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La dette publique, éternel sujet maltraité

De tous les sujets économiques maltraités dans le débat médiatique (et il y en a beaucoup), la dette publique est sans doute le pire. On en finirait pas d’établir la liste des approximations régulièrement proférés par une variété de politiques, journalistes, pseudo-experts et vaguement économistes dans tous les médias et sur tous les tons sur ce thème.

C’était déjà vrai avant la crise sanitaire. Depuis, la dette publique française a atteint près de 120% du PIB (une grande partie étant lié aux mesures de soutien à l’économie durant le premier confinement, et notamment aux mesures de chômage partiel, on peut donc parler de “dette COVID”) et la litanie des bêtises a repris du service.

A vrai dire, même si ce n’est guère original (mais je n’essaie généralement pas d’être original sur ce blog !), on peut essayer de jouer au jeu des sept erreurs en guise d’introduction. Voici donc six arguments sur la dette publique qui contredisent les clichés médiatiques (nous répondrons à la question proprement dite dans la seconde partie) :

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