L’École peut-elle être une démocratie ?

Dans le cadre du débat sur les valeurs à l’école, je souhaite approfondir le cas emblématique des valeurs démocratiques. Par “valeurs démocratiques”, on entend en premier lieu l’égalité (suffrage universel, un citoyen = une voix, etc.), la participation du plus grand nombre aux processus décisionnels, etc. La question qui se pose est la suivante : l’école est-elle le lieu approprié pour l’apprentissage de ces valeurs ? L’école peut-elle être une démocratie ?

A l’origine de cette interrogation, il y a le postulat que, par sa structure et son fonctionnement, qui ne sont pas d’emblée déterminés, l’école pourrait être le lieu idéal d’un apprentissage de la démocratie. A l’inverse de la famille, où les enfants naissent dans un cadre qui n’est pas et ne peut être une démocratie (autorité des parents sur leurs enfants, pour leur bien, jusqu’à leur majorité).

On peut par exemple se demander : jusqu’où mettre en œuvre l’autonomie des élèves ? La question est bien plus vaste que de savoir qui doit faire le ménage à la fin des cours. Jusqu’où donner la priorité à l’autorité ?  Il s’agit d’interroger l’essence même de la dissymétrie entre l’enseignant et l’élève : l’enseignant disposerait du savoir légitime, et l’élève serait un être ignorant, qui doit tout apprendre, une sorte de seau à remplir. Cette vision de l’enseignement, dominante jusque dans les années 1960, a été progressivement remise en question, puis extirpée de l’école de plus en plus radicalement.

Y-a-t-il une culture légitime ?

Les critiques à l’encontre de cette vision sont de deux natures. La première critique, sans doute la plus célèbre et la plus radicale, remet en question l’idée même de savoir légitime. Le savoir légitime, expliquent en substance Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans leur célèbre ouvrage (Les Héritiers, 1964) puis en 1970 dans La reproduction, n’est que le savoir de la classe dominante, son patrimoine culturel. L’école ne ferait que reproduire les inégalités et encourager la reproduction sociale car l’enseignement repose sur une dissymétrie entre élèves : les élèves des classes favorisées disposent déjà de l’habitus scolaire leur permettant de réussir “naturellement” à l’école et entretiennent de fait une “complicité cultivée” avec les professeurs, qu’ils peuvent faire passer pour un don, transformant leur capital culturel en réussite scolaire. A l’inverse, les élèves les plus en difficulté doivent faire un grand saut entre la culture scolaire (se tenir droit sur sa chaise, respecter le professeur, culture de l’écrit, esprit de synthèse, aisance à l’oral, etc.) et la culture familiale. Ils ont tout à apprendre, ce qui fait qu’ils ont beaucoup moins de chances de réussir.

Il est difficile de contester l’argument de fond des sociologues : Olivier Donnat, sociologue de la culture, montre par exemple que l’absence de lecture est cinq fois plus répandue dans les milieux ouvriers que dans les milieux cadres. L’argument est par ailleurs renforcé par l’analyse de Raymond Boudon qui explique les différences de réussite scolaire par les différences de stratégies entre les familles favorisées et les familles défavorisées : surévaluations des avantages chez les uns, surévaluation des coûts chez les autres.

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Pour autant la critique de Bourdieu et Passeron peut être diversement interprétée, appliquée. Une interprétation radicale serait d’en conclure que démocratiser l’école, c’est diminuer l’influence de la culture légitime à l’école (les Humanités pour faire simple : lettres, latin, grec, philosophie), en remettant en cause l’idée même d’une culture légitime. L’école devrait alors dispenser un savoir qui se rapproche davantage de la culture des élèves : il faudrait moins de théorie, éviter d’être ennuyeux ou trop complexe, moins d’écrit et plus d’oral, s’appuyer davantage sur le “hors-cours”, etc. Ce qui donne lieu, on s’en doute, à d’interminables polémiques. Pensons ainsi au sujet de bac pro 2013, où une question, en français, invitait les élèves à commenter Jean-Jacques Goldman. Ce qui est intéressant avec l’analyse de Delaigue, c’est qu’au lieu de rentrer dans la polémique stérile pour savoir s’il eut mieux valu proposer du Baudelaire, il pose une question autrement plus pertinente : interroger les élèves à partir d’un texte de Goldman permet-il correctement d’évaluer leurs compétences en français ?

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de dire que les chansons de Jean-Jacques Goldman ont la qualité littéraire des œuvres classiques, que « Goldman, Molière, tout se vaut ». La question est de savoir si effectivement ce texte et les questions permettent de tester les compétences attendues des élèves.

Car après tout, si on met de côté la discussion sur la culture légitime (on y reviendra), en quoi commenter Goldman serait-il spontanément plus facile que commenter Baudelaire ? C’est peut être le cas, mais on remarquera que la polémique a surtout porté sur le choix de l’auteur, plus que sur la difficulté de l’épreuve.

De Bourdieu, on peut aussi conclure moins radicalement (c’était, je crois, son opinion) qu’il faut continuer d’enseigner la culture légitime, en faisant cependant en sorte d’expliciter davantage les enseignements et de rendre systématique l’acquisition des savoirs-faire nécessaires à la compréhension du cours, de façon à éviter que ce dernier implique, pour être compris, des notions préalables implicites (qui ne seraient de fait possédées que par les classes dominantes). Cela signifie faire de la méthodologie, et ne pas demander à des élèves de synthétiser un texte ou rédiger un commentaire sans avoir explicitement travaillé la méthode en classe. Sinon, seuls les élèves déjà capables de ce travail -grâce à leur socialisation familiale- réussiront, et l’École perdra les autres.

D’où vient ce débat ? Toute la discussion au fond porte sur la hiérarchie culturelle, cette idée que “toutes les connaissances ne se valent pas”, qu’il y a une hiérarchie entre Baudelaire et Goldman. Cette question se pose à l’école pour les langues uniquement. En effet, les autres disciplines sont des sciences de la nature (biologie, physique-chimie…), des sciences humaines (histoire-géographie, sciences économiques et sociales), ou des outils fondamentaux de raisonnement (mathématiques, philosophie), qui se distinguent clairement, en tant que sciences, de la culture à priori non-scientifique des élèves. La question de la hiérarchie des savoirs se pose donc beaucoup moins, puisque le but du cours est précisément d’apprendre aux élèves à prendre du recul par rapport à leurs prénotions, leur perception du monde, et de leur donner les outils pour le décrypter. On sait la formule chimique de l’eau ou on ne la sait pas ; on sait, on ne sait pas, utiliser un microscope ou décrire correctement le marché boursier, point à la ligne. En sciences, le savoir légitime est le savoir qui respecte la méthodologie scientifique admise, par opposition aux analyses du café du commerce ou aux raisonnements erronés. Dans ces matières, le débat se focalise alors surtout sur les méthodes d’enseignement, les buts et les objectifs de la discipline. Il n’y a guère de débats sur la hiérarchie des savoirs ou des sujets étudiés.

On ne s’étonnera donc pas que les critiques les plus virulentes de l’école moderne proviennent quasi-exclusivement de professeurs de français, de langues ou de lettres. Car c’est bien dans ces disciplines que se pose toute la question de la hiérarchie culturelle. L’aspect scientifique y tient en effet une place réduite (un peu de linguistique, un peu de grammaire) par rapport à l’étude de textes de référence. Mais le choix de ces textes peut prêter à discussion puisque la hiérarchie y est établie bien davantage sur des critères coutumiers, subjectifs, historiques… que scientifiques. Pour être clair, un lettré ne peut pas juger scientifiquement de la valeur d’un poème comme un physicien la valeur d’une analyse de physique (heureusement, d’ailleurs). Qu’est-ce qui fait la valeur d’un texte littéraire ? Cette part de subjectivité prête donc à (moult) débats, avec la question du corpus de référence : Baudelaire ou Goldman ?

Trop enseigner Goldman, et l’on court à une forme d’uniformisation de la culture, une diminution de l’éclectisme (comment croire que les élèves iront naturellement au théâtre ?), un nivellement par le bas, sous le faux prétexte d’une recherche de connivence culturelle avec les élèves qui serait contre-productive et moralement odieuse, pour reprendre les termes de l’agrégée de lettres Catherine Henri. Sortir les élèves de leur culture habituelle (et donc introduire une hiérarchie culturelle) est le fondement même de l’École ! D’ailleurs, tout le monde le reconnaît, y compris un sociologue plutôt « progressiste » en la matière :

S’il n’y avait pas de hiérarchie culturelle, il n’y aurait pas d’École. François Dubet

Mais comment enseigner Baudelaire sans tomber dans le mépris de la culture des élèves, surtout de la part de vieux professeurs qui n’y connaissent rien et raisonnent dès lors à base de clichés (les jeux vidéo sont forcément bêtes et violents, le rap est forcément pauvre linguistiquement, on ne peut pas s’élever sur Youtube, etc.). C’est sur ce point que la critique de Bourdieu et Passeront devient à nouveau pertinente. Les professeurs de lettres ont raison de se révolter quand on leur demande d’étudier des œuvres de moindre qualité pour faire « jeune », œuvres que les élèves peuvent découvrir sans l’École, contrairement à  Baudelaire. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait nimber de mépris la culture des élèves, forcément bête, pauvre et sans intérêt. Quel professeur de français connaît des rappeurs aussi magistraux qu’Abd Al Malik ou Méline ?

Doit-on faire des cours magistraux ?

Toujours dans la question des valeurs démocratiques à l’école, évoquons la seconde critique du modèle transmissif traditionnel. Venue des sciences de l’éducation, elle affirme que le modèle de l’enseignement magistral (sur le mode descendant du professeur vers les élèves) est inefficace. Il ne s’agit pas tant de remettre en question la hiérarchie des savoirs, comme le font Bourdieu et Passeron, que de remettre en question la façon dont on les enseigne traditionnellement.

Au mieux, le modèle magistral réussirait aux meilleurs élèves, mais serait inadapté pour les autres. Au pire, il serait dangereusement archaïque, réifiant des élèves, encore une fois, comme des seaux à remplir. Cette critique est particulièrement prégnante dans le cas de la France, dont les enquêtes PISA soulignent  régulièrement que son système scolaire est l’un des meilleurs du monde pour les bons élèves (les 20% avec les meilleurs résultats), mais l’un des pires pour les mauvais (les 20% avec les pires résultats), qui ne parviennent pas à s’y adapter. Autrement dit, l’élève de bon niveau qui s’adapte à la culture scolaire française peut aller très loin (notamment grâce aux classes préparatoires) ; mais l’élève qui ne s’y adapte pas sortira du système scolaire avec un niveau bien plus faible que dans la plupart des autres pays de l’OCDE.

Cette critique s’appuient sur différents travaux (Freinet, Piaget, Merieu,…) qui s’appuient en général sur les postulats suivants :

  • Le cours magistral peut être adapté à de jeunes adultes en faculté, il ne l’est pas pour de jeunes élèves, au lycée et à fortiori au collège ;
  • Les élèves trouvent les cours magistraux ennuyants (on n’y fait que “gratter”) et l’ennui est propice aux distractions, à l’inattention, donc à l’inefficacité. Au lieu de lutter en pure perte contre tous les bavardages, par exemple, qui sont des espaces d’interaction que les élèves “volent” au professeur, mieux vaut les utiliser dans un but pédagogique, avec des travaux de groupe ;
  • On apprend mieux quand on est actif dans son apprentissage, quand on s’approprie le savoir dans un exercice concret, pratique, vivant, qu’en se contenter d’écouter et de recopier. Dans Les méthodes qui font réussir les élèves, Danielle Alexandre, agrégée de lettres, affirme : « Ce schéma [celui du cours magistral] confond information et connaissances. On peut effectivement, par simple lecture ou écoute, enregistrer dans notre esprit, des informations ponctuelles qui ne s‘y trouvaient pas auparavant. Mais chacun peut constater la volatilité de ces informations, elles ne deviendront en effet des connaissances stables que si des liens s’établissent avec ce que l’on savait déjà, selon un processus personnel d’intégration, spécifique à chacun. Le maître délivre donc toutes sortes d’information mais, pour se les approprier durablement, chaque élève doit effectuer une transformation, un “traitement” personnel que personne d’autre ne peut faire à sa place » ;
  • Le modèle constructiviste (“l’élève construit son propre savoir”) est plus exigeant : il n’est pas possible de “copier bêtement” des lignes, il faut prendre une part active à l’apprentissage, le bachotage y est inefficace ;
  • Le modèle constructiviste, contrairement au modèle magistral, valorise l’erreur, estimant que tout processus d’apprentissage passe par d’inévitables tâtonnements : l’erreur n’est pas valorisée pour elle-même mais en tant qu’elle permet de progresser, là où le modèle magistral à tendance à la stigmatiser (ce qui fait que les élèves français sont parmi les élèves de l’OCDE où la peur de se tromper est si forte qu’ils préfèrent souvent ne pas répondre quand ils ne savent pas).
  • Le modèle constructiviste s’intéresse aux préconceptions des élèves, estimant que pour apprendre quelque chose de nouveau, il faut d’abord clarifier ce que l’on sait (ou ce que l’on croit savoir), s’apercevoir que c’est insuffisant pour résoudre tel problème ou répondre à telle question, et déstabiliser l’équilibre existant pour en faire advenir un nouveau. A l’inverse, le modèle magistral n’écoute pas les élèves à priori mais à postériori, répondant aux questions qu’ils peuvent se poser sur le cours délivré par le maître. Les préconceptions des élèves ne sont pas mises au jour, ni discutées, puisque l’élève est peu ou prou considéré comme ne sachant rien, ou si peu.

Sur la base de ces analyses, le modèle transmissif a été bouté hors de l’école, de façon plus ou moins radicale : interdiction du cours magistral au collège (découragement au lycée), incitations (vives) des inspecteurs à faire des cours concrets et dynamiques, incitations à tenir compte (voire à partir) de la culture des élèves, etc. Cela peut signifier : en français, d’étudier les règles de grammaire à partir des textes ; en histoire, de remplacer l’approche chronologique par une approche thématique ; en économie, de faire plus d’empirie et moins de théorie, de partir de questions ou de paradoxes ; en langues, de privilégier les discussions à l’oral face à l’étude de la structure grammaticale ; en biologie, de multiplier les expériences, etc.  On imagine l’ampleur des débats face à toutes ces transformations !

Naturellement, le modèle constructiviste n’est pas exempt de critiques (d’ailleurs, il n’y a aucune méthode pédagogique miracle, mais il y a certainement de meilleures méthodes que d’autres) :

  • Il n’est pas applicable dans toutes les situations. Dans les phases de synthèse du cours, ou lorsqu’il s’agit d’étudier une règle de grammaire, une définition, le “par-cœur”,  nécessitant de copier et d’apprendre mot-à-mot, reste encore la meilleure méthode. C’est tout le problème quand on prétend ne faire que du constructivisme ;
  • Comme c’est une technique chronophage, elle nécessite de réduire le volume des connaissances enseignées. Les connaissances enseignées sont mieux sues que dans le modèle magistral, en particulier par les élèves faibles, mais on doit réduire le contenu. Des enseignants s’inquiètent ainsi de la disparition de certaines études en histoire ;
  • Le risque d’ennuyer les élèves de bon niveau, capables “naturellement” de d’ingurgiter, de synthétiser et de restituer un gros volume de connaissance, est plus grand (à moins de trouver des stratégies pour les rendre partenaires du cours). Les bons élèves peuvent être les perdants de cette méthode.

Il s’agit au final de diversifier les façons de faire cours et trouver le juste équilibre entre des parties magistrales et des parties constructivistes. Cependant, l’avènement du modèle démocratique à l’école ne va pas sans heurts, notamment quand il est imposé de façon idéologique aux enseignants.

Au-delà des excès

Il y a bien sûr les accusation mal fondées, qui ne se basent que sur des présupposés réactionnaires. Je pense aux assertions du type “aujourd’hui on apprend plus rien à l’école”, “c’était mieux avant”, “y’a plus d’autorité”, etc. Sans nier ce que ces affirmations peuvent révéler d’intéressant ou de pertinent, il faut rappeler qu’elles relèvent bien plus souvent du fantasme que de l’analyse. C’est que ce genre de discours est éternel. Pour ne prendre que ce seul (célèbre) exemple, on connaît l’aphorisme de Socrate : « Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe, méprisent l’autorité et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. »

Et puis ce type de discours procède souvent par exagération. Un chercheur aussi brillant que Laurent Laforgue, engagé en son temps sur les questions scolaires, peut s’y perdre. Je commente ici quelques extraits d’une interview  (2013):

Le constructivisme est l’idée que l’enfant doit construire lui-même son savoir et que l’on ne doit plus lui dispenser d’enseignement explicite.

Le constructivisme ne signifie pas du tout qu’on ne doit plus dispenser d’enseignement explicite, mais que l’élève apprendra mieux s’il met en œuvre lui-même la démarche d’apprentissage, évidemment accompagnée, dirigée par l’enseignant.

En parallèle, est venue la remise en cause du principe d’autorité du professeur et de l’instituteur dans sa classe.

Il est fort possible que l’enseignant ait aujourd’hui perdu de son autorité. C’est regrettable. Mais il est fort douteux que ce soit à cause des méthodes constructivistes, qui ne suggèrent pas que l’enseignant doit moins punir, ou être “cool” ! Au contraire, il faut avoir une grande autorité pour faire un cours constructiviste (avec les élèves), car il faut véritablement les mettre au travail, alors qu’un cours magistral peut se faire dans le plus grand brouhaha (puisque l’enseignant n’y fait que réciter sa préparation). Surtout, la perte d’autorité des adultes sur les jeunes est un phénomène général qui ne concerne pas seulement l’école.

On a voulu des enseignements transversaux, beaucoup plus compliqués pour les élèves, et non plus l’étude par éléments : orthographe, conjugaison, grammaire, où, à chaque fois, on partait des choses simples pour aller progressivement vers les choses complexes. On a supprimé tout cela : le principe de progression ou encore le principe de distinction. Certes, il est intéressant de mettre en relation les enseignements à la condition que les bases soient installées, sinon c’est la confusion la plus totale.

Une remarque pertinente, mais exagérée, car il est douteux qu’on ait “supprimé le principe de progression” (du plus simple au plus complexe), qui reste encore à la base de l’enseignement aujourd’hui !

Rappelons que la mission première de l’école est l’instruction et non pas la socialisation. C’est l’instruction qui, par bénéfice collatéral, va produire de la socialisation. Jamais l’école n’a été aussi soucieuse qu’aujourd’hui d’engendrer la paix et pourtant elle est beaucoup plus violente que l’ancienne.

La position qui privilégie les savoirs sur les valeurs est éminemment respectable (si savoirs et valeurs doivent être opposés). Quant à dire que l’école est plus violente aujourd’hui qu’hier, c’est une question complexe qui ne peut être tranchée facilement. D’abord parce que “hier”, on ne disposait pas des mêmes outils de mesure de la violence scolaire (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existait pas), surtout qu’on parle aujourd’hui beaucoup plus facilement de “violences scolaires”, parfois à n’importe quel propos (un élève qui claque une porte, par exemple). Enfin, cette violence, si elle s’est accrue, est surtout le fruit de la massification scolaire (arrivée à l’école d’un public auparavant déscolarisé), et on ne voit pas bien le rapport avec les méthodes d’enseignement ici critiquées.

Il faut également rappeler la raison d’être  du professeur : il sait des choses que les élèves ne savent pas, et sa mission est de transmettre ses connaissances de la manière la plus efficace possible.

Exact, mais les élèves aussi savent des choses que le professeur ne sait pas. On ne peut pas le mettre sur le même plan, mais rien n’interdit de s’en servir pour construire un cours avec les élèves, et non pas sans eux. Car ce ne sont pas des étudiants de faculté…

Il faut aussi travailler la mémoire par l’apprentissage de textes par cœur.

Mais un grand nombre d’études suggèrent qu’on mémorise mieux en s’amusant, et surtout lorsqu’on a envie d’apprendre (dans le processus mnésique, la volonté joue un rôle fondamental). Penser qu’on apprend mieux en travaillant le “par-coeur” est discutable, même si évidemment on ne doit pas abolir cette méthode d’apprentissage !

Cela n’a pas de sens d’inviter les enfants et les jeunes à s’exprimer eux-mêmes sans leur avoir appris à maîtriser la langue. Cela n’a pas de sens de les appeler à la créativité sans leur avoir transmis ni technique ni culture.

Qui a dit qu’il ne fallait transmettre ni technique ni culture ?

Il faut également revenir à des apprentissages systématiques : en mathématiques : les nombres et leurs opérations, la géométrie, les énoncés rigoureux, les démonstrations, et en français : la grammaire, l’orthographe, les conjugaisons, les listes de vocabulaire, les rédactions, les dissertations – toutes choses qui ont été de plus en plus délaissées depuis au moins trente ans, réforme après réforme, à un point hallucinant.

Pour ne parler que des matières que je connais, c’est encore une fois très caricatural : la dissertation fait toujours partie de l’épreuve de baccalauréat en SES ou encore en philosophie, et on l’étudie longuement. La France fait même figure d’exception en la matière !

Il existe également un problème d’horaires. Il y a eu une diminution vertigineuse des horaires en français et en mathématiques en 50 ans. Avant 1960, il y avait par exemple 15 heures de français en CP, aujourd’hui, il y en a 9. Or le français est, rappelons-le, une priorité absolue. Quant à un élève de terminale S, il a perdu plus d’une année de mathématiques par rapport à un terminale C d’il y a 30 ans.

Laurent Lafforgue a raison d’insister sur le français qui est fondamental. Mais on ne peut pas prétendre à la fois que le problème est avant tout qualitatif et se plaindre d’horaires trop réduits. Ou alors il faut réduire le nombre de matières enseignées. Mais lesquelles passer à la trappe ? Ne peut-on pas s’interroger sur l’évolution de la validité des savoirs ? Dixit Bruno Mattéi, ex-directeur d’IUFM, citant les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet : « Un avocat capable, entre les deux guerres, de réciter et de composer des vers latins pouvait accroître l’estime de son entourage. Aujourd’hui, cela ne sert à rien  : le cadre supérieur doit apprendre l’art de la lecture rapide, du résumé, des langues étrangères orales, le tennis. Il vaut mieux connaître Wilander que Les Géorgiques. »

L’École ne peut bien fonctionner que si les instituteurs et les professeurs sont respectés et si leur autorité est solidement établie. Par exemple, le passage à la classe supérieure ne doit être apprécié que par des personnes qui ont compétence pour cela, à savoir les professeurs. Les parents ne peuvent avoir qu’une voix consultative.

Tout à fait d’accord.

Par ailleurs, il est nécessaire que, dans la société, et particulièrement dans les familles, l’étude soit valorisée dans l’esprit des enfants, et que ceux-ci puissent prendre conscience que l’École est destinée à leur apporter les meilleures chances. Par exemple, il est important que, dans les familles, les parents veillent à ce que les enfants ne tombent pas sous l’empire de la télévision, des jeux vidéo ou des ordinateurs, et qu’ils les encouragent à apprendre et à étudier.

Mais il s’agit d’une lapalissade… bien sûr que le rôle des familles est primordial ! à moins qu’il s’agisse d’un vœu pieu un peu réac sur le mode du “les parents baissent les bras, y’a plus d’autorité, etc.”. Même si c’était vrai, quel rapport avec l’école ?

A mon avis, la solution ne viendra pas de l’école privée sous contrat qui souffre des mêmes maux que l’école publique, mais plutôt des écoles hors contrat, indépendantes de l’Etat. Beaucoup proposent un très bon enseignement et elles ne cessent de se développer.

Mais leurs résultats ne viennent-ils pas du fait que ces écoles peuvent sélectionner leurs élèves à loisir ?

Désormais tout le monde estime avoir des choses intéressantes à dire, personne n’est plus capable de s’évaluer justement soi-même et de s’abstenir de publier ce qui ne mérite pas de paraître, le volume de la production éditoriale rend impossible de reconnaître ce qui a de la valeur, ce qui signifie que nous avons une censure d’un genre nouveau, la censure par ensevelissement sous la masse.

C’est complètement vrai, mais le rapport avec la pédagogie scolaire est pour le moins lointain.

Qu’on me comprenne. Les critiques de Lafforgue (et de beaucoup d’autres) sont en partie fondées. L’introduction de la démocratie à l’école ne peut se faire que de façon mesurée. Et c’est justement parce qu’elle s’est souvent faite de façon autoritaire, appliquée par des inspecteurs obtus exerçant une pression indue sur les enseignants pour qu’ils se conforment aux « bonnes méthodes », que la crispation est allée grandissante. Or, de toute évidence, le constructivisme ne peut pas fonctionner dans tous les cas. Il n’est pas pertinent pour toutes les situations d’apprentissage. Pour prendre un exemple un peu extrême,  le lycée de France aux pires résultats au baccalauréat est… le LAP (Lycée Autogéré de Paris), le seul lycée de France autogéré par ses élèves, qui y apprennent sans doute beaucoup de choses, à part des connaissances (la participation aux cours est facultative !). Même Wikipédia n’est pas une véritable démocratie : « Les artisans de Wikipédia, explique Paul Duguid, ont longtemps cru que c’était une sorte de démocratie du savoir, puis ils se sont un peu détachés de cette idée, ayant dû, pour répondre aux défis portant sur la qualité, créer une hiérarchie de participants et développer une institution, la fondation Wikimédia. »

Néanmoins, il faut s’intéresser rigoureusement à toutes ces questions complexes, et éviter de baser tout son raisonnement sur des fantasmes. La perte d’autorité des professeurs est-elle avérée (au-delà des cas particuliers) ? Vient-elle de l’évolution de l’école ou de la société ? L’école doit-elle être protégée de l’influence de la société, et si oui, comment ? Que faire face aux nouveaux publics scolaires ? Le niveau baisse-t-il ? Quels sont les effets de la massification scolaire, individuellement et collectivement ? Faut-il favoriser l’autonomie des établissements ? Privilégier les savoirs abstraits ou concrets ? Augmenter ou réduire la durée des études ? Renforcer ou diversifier le tronc commun ?

Autant de questions complexes qui nécessiteraient chacune un article entier, et qui nécessitent surtout d’écarter d’emblée les réponses trop facilement idéologiques, jusqu’à préciser quand le choix implique une position politique donnée. Dans le prochain, nous nous interrogerons sur cette question éternelle : le niveau scolaire baisse-t-il ?

8 réflexions sur “L’École peut-elle être une démocratie ?

  1. Cher Vianney, je te félicite pour cet article (en fait : pour ce tryptique !) Je serais bien incapable de répondre de façon aussi longue et aussi réfléchie que toi, car l’instruction fait partie de ces domaines (à vrai dire assez nombreux) à propos desquels j’ai toujours eu du mal à penser autre chose qu’un synthèse contradictoire de lieux communs. Je pense par exemple qu’il n’y a pas de méthode idéale, et que le jour où l’Education Nationale aura cessé de considérer telle approche exclusive comme la Panacée, elle aura fait un grand bond en avant, et toute la nation avec elle.

    Mon expérience confirme en grande partie la tiédeur de ces sentiments. La pédagogie actionnelle en langues a sans doutes apporté globalement quelques progrès, notamment en ce qui concerne la maîtrise de l’oral (trop négligée auparavant), mais elle a pour défaut, quand elle est appliquée de façon dogmatique et systématique, de destructurer complètement l’apprentissage méthodique, donc, en grande partie, progressif, des structures grammaticales de la langue. L »’actionnalisme », dans sa version fanatique, ne correspond à mon avis qu’au fantasme contemporain d’un accès à l’autonomie (d’apprentissage, mais on parle aussi en langue d »’autonomie linguistique pour désigner la capacité de mobiliser spontanément les ressources d’une langue apprise), sans discipline (dans tous les sens du terme), sans contrainte, par le seul jeu du plaisir et du hasard, comme si l’autonomie n’était pas la récompense d’un effort sur soi-même, d’une compréhension froide et d’un apprentissage rigoureux de phénomènes radicalement étrangers à la  »vie de l’élève. » Or, je suis d’avis qu’en langues, l’essentiel passe par la maîtrise théotrique de la grammaire. S’il faut passer par des jeux et autres  »trucs » pour faire passer la pilule, soit, mais je n’ai jamais vu de bons germanistes incapables d’expliquer des phénomènes grammaticaux qu’ils seraient par ailleurs capables de mobiliser à l’oral ou à l’écrit.

    Bref tu l’auras compris, mon fond réac me rend assez critique vis-à-vis de cette méthode, mais il serait abusif de la jeter aux orties, pour des raisons que tu as évoquées, et parce qu’il est vrai que, utilisée intelligemment, elle permet d’associer activement au cours des élèves (mais pas tous !) qui auraient décroché d’entrée de jeu, de rendre l’apprentissage plus concret et plus vivant, de stimuler des compétences jadis méprisées. Donc, pour conclure, je pense être d’accord avec toi si je dis que l’idéal repose sans doutes sur le  »un peu de, mais pas trop », le dosage à retenir entre l’un et l’autre devant correspondre au profil de la classe.

    Cela étant dit, je soupçonne fortement ces choix pédagogiques  »progressistes », voire  »révolutionnaires », de n’être en grande partie que de la poudre aux yeux destinée à masquer les effets de la politique globale de réduction des déficits, laquelle entraîne, très concrètement, des suppressions d’heures. Aujourd’hui, un lycéen doit maîtriser pas moins de cinq compétences linguistiques. Pour ce faire, le professeur est invité à  »morceler » son enseignements en une myriade d’activités pour ne pas ennuyer l’élève, mais aussi pour l’entraîner dans ces cinq activités. Mais comment faire lorsqu’on n’a plus que deux heures par semaines ? Deux heures pour apprendre une langue ! C’est une blague ! Et l’on n’a de cesse de comparer les élèves français avec des voisins européens qui ont deux à trois fois plus d’heures consacrées aux langues ! Les questions de pédagogie me semblent dramatiquement dérisoire par rapport à cet état de faits. Pendant que des technocrates se gargarisent de leur propre progressisme pédagogique, on supprime des heures pour faire des économies. Du coup, on demande aux professeurs notamment de ne plus faire de grammaire. Comme par hasard, ils n’en ont de toutes façons plus le temps…

    PS : j’écris totalement au fil de ma plume, après avoir lu d’une seule traite tes trois derniers articles, et m’être couché et réveillé tard. Donc ma réponse est sans doutes peu organisée, et trop fouillie par rapport au peu d’idées qu’elle contient…
    Je répondrais bien sur la question des « valeurs de la République » aussi, si j’ai le temps… 

    • Je n’ai aucune compétente en matière d’enseignement des langues mais je te rejoins complètement dans le « un peu de ». Tout le problème, tu le dis parfaitement, réside dans la persistance de croire qu’il existe une bonne méthode, ou quelque chose qui marcherait à chaque fois. S’il y a bien une seule chose que j’ai retenu de mes années à l’IUFM, c’est qu’il faut varier les méthodes… les élèves s’habituent à tout.

  2. « Par “valeurs démocratiques”, on entend en premier lieu l’égalité (suffrage universel, un citoyen = une voix, etc.), la participation du plus grand nombre aux processus décisionnels, etc.  »

    Je m’interroge à la fois sur la nature et sur l’importance des valeurs démocratiques. Quelles sont-elles ? Sont-elles véritablement liées à l’expression d’un suffrage ? L’absolu de la démocratie est-il le suffrage universel ? Encore faudrait-il que le vote puisse être libre et éclairé pour qu’il ait une quelconque valeur. Encore faudrait-il que le résultat du vote puisse être correctement interprété* et véritablement pris en compte**.
    A côté de cela, la démocratie et ses valeurs ont-elles une telle importance ? Ces valeurs, si tant est qu’elles soient définies, sont-elles vraiment les meilleures, sont-elles nécessaires ? (Je pose juste la question)

    « A l’inverse de la famille, où les enfants naissent dans un cadre qui n’est pas et ne peut être une démocratie (autorité des parents sur leurs enfants, pour leur bien, jusqu’à leur majorité) ».

    En quoi le fonctionnement d’une famille ne peut-il pas être démocratique ? Cette limite que vous fixez exclu quasiment de fait tout régime monarchique de la liste des démocraties. C’est un travers bien français puisqu’il nous est enseigné que la révolution et l’abandon de la monarchie ont conduit à un régime démocratique : la république. Cela reste cependant un travers qui biaise le raisonnement.
    Contrairement à cela, une famille peut tout à fait s’organiser de façon démocratique, c’est à dire de façon à ce que tous les membres de la famille aient la possibilité d’influer sur les décisions. Pas forcément sur tous les sujets bien sûr puisque la famille est composée de deux adultes, entités indépendantes qui par leur union, forment une nouvelle entité : le couple, auquel s’ajoutent les enfants pour former enfin un troisième niveau qui est la famille.
    Ainsi les décisions patrimoniales restent du ressort exclusif de l’un des deux époux ou éventuellement du couple tandis que le menu du diner ou la destination des prochaines vacances concernent l’ensemble de la famille et peut découler d’un processus démocratique.
    Ce serait céder à des préjugés déjà dépassés que de prétendre que les décisions importantes sont prises sans tenir compte des avis et des intérêts de chacun des membres.

    * Je pense en particuliers aux commentaires qui suivent chaque élection et en particulier à ceux qui ont suivi les dernières élections municipales. Nombreux ont été les membres de la majorité qui ont interprété ce vote massif pour la droite comme une attente de … plus de justice sociale, plus de gauche !
    ** référendum sur le traité de Lisbonne, par exemple.

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  5. Je m’intéresse et m’interroge beaucoup sur le bien fondé de l’ecole. Est elle vraiment nécessaire? Un enfant ne peut il pas apprendre par lui même? Pourquoi avoir besoin d’un maître qui donne tout un tas d’informations?
    L’enfant n’est il pas le seul à savoir ce dont il a besoin et ce qui l’intéresse
    Si les adultes lâchaient l’emprise, la bride, le résultat pourrait nous surprendre.
    bien sur les adultes auraient un rôle à jouer, mais ne seraient plus dans une relation dominant/dominé.
    Pourquoi est ce l’ecole qui a le monopole de l’instruction? Qu’est ce qui le justifie?
    Quand vous parlez de l’ecole, j’ai surtout l’impression que vous questionnez la forme et non pas le fond. Je pense que d’autres questions plus profondes peuvent se poser.

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