La Grande Désillusion, par Joseph Stiglitz

Note de lecture: La Grande Désillusion, de Joseph Stiglitz.

1- L’auteur
2- Le livre
3- Analyse du livre
└ Le FMI n’est pas démocratique
└ Le FMI est hypocrite
└ Le FMI est idéologique
└ Le FMI n’a pas le bon rythme
└ Le FMI est déconnecté des réalités
└ Le FMI n’est pas efficace
└ Le FMI sert les puissants
└ Les solutions avancées par Stiglitz
4- Critique du livre

L’auteur

Économiste  américain né le 9 février 1943, Joseph Stigliz étudie à l’Amherst College avant de rejoindre le prestigieux MIT (Massachussetts Institute of Technology) en 1965. Docteur à 24 ans (1967) au MIT de Boston, il devient ensuite professeur à Cambridge, puis à Yale (1966-1973), Stanford (1974-1976), Oxford (1976-1979), Princeton (1976-1979), avec, entre-temps, des séjours à l’Institut d’études du développement de l’Université de Nairobi (Kenya). Il est nommé en 1995 au Council Of Economic Advisors, un conseil de trois économistes auprès du Président Bill Clinton, avant de connaître le couronnement de carrière en 1997 lorsqu’il rejoint la Banque mondiale pour y être économiste en chef.

Stiglitz oriente ses travaux sur l’asymétrie d’information, thème qui fera de lui un des fondateurs de l’économie de l’information et, c’est à ce titre qu’il reçoit le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (couramment appelé « Prix Nobel d’économie ») avec George Akerlof et Michael Spence en 2001.

Se qualifiant lui-même de néo-keynésien, Joseph Stiligtz fait siens des sujets comme les causes et conséquences des inégalités, la persistance du chômage, la fréquence des crises financières, les défauts de la mondialisation. Il a acquis une importante notoriété à la suite de ses violentes critiques envers le FMI et la Banque mondiale, émises peu après son départ (licenciement) de la Banque mondiale en 2000, alors qu’il y était économiste en chef.

Joseph Stiglitz

Stiglitz enseigne actuellement dans la Graduate School of Business de l’université Columbia; il est le rédacteur en chef du journal The Economists’ Voice et est également membre du Board of Advisors du Oxford Council on Good Governance. Il a par ailleurs été nommé par Jean-Paul II à l’Académie pontificale des sciences sociales.

Le livre

La Grande Désillusion, livre initialement publié en 2002 sous le titre « Globalization and its discontents », fut un best-seller mondial (plus de un million de copies vendues) traduit en une trentaine de langues. Comme son titre ne l’indique pas, ce livre s’attaque principalement au couple FMI/département du Trésor américain et à sa politique, que Stiglitz pointe explicitement du doigt comme étant responsable, au moins en partie, des difficultés économiques des pays du Sud, et, in fine, de la pauvreté dans le monde.

L’intérêt particulier de ce livre est son auteur : Stiglitz, en tant qu’ancien économiste en chef de la Banque mondiale, parle en homme de terrain autant qu’en théoricien récipiendaire du Prix Nobel d’économie ; sa critique, parfois vue de l’intérieur de l’Institution, est donc plus intéressante que celle d’un journaliste qui ne verrait du FMI que les aspects extérieurs.

Si La Grande Désillusion aborde le thème plus général de la mondialisation, on peut affirmer que l’essentiel du livre se concentre sur le FMI. C’est donc surtout de cela dont nous parlerons ici. Nous examinerons les principales critiques que formule Joseph Stilglitz à l’encontre du FMI, avant d’aborder une ouverture critique et de donner un avis.

Analyse du livre

Le FMI n’est pas démocratique
Dans La Grande Désillusion, Stiglitz soutient à de nombreuses reprises que le FMI n’est pas une institution démocratique. Il souligne le manque de transparence de l’Institution, qui selon lui est d’autant plus invraisemblable que le FMI est une institution publique, qui devrait rendre des comptes aux citoyens. La plupart des décisions capitales sont prises à huit clos, les principaux concernés (les pays du Sud) ne participent pas au processus de décision et le FMI juge rarement bon d’informer plus de personne que « nécessaire ».

« Le FMI ne reconnaît toujours pas officiellement le « droit de savoir », cette liberté fondamentale du citoyen. » (page 97)

A l’image de l’ONU, dont le fonctionnement repose sur les conclusions d’une guerre datant de plus de 60 ans, Stiglitz juge la structure du FMI dépassé, alors que les nouveaux géants (Brésil, Chine, Inde…) sont en passe de mener le bal de l’économie mondiale. Par exemple, le directeur du FMI est tacitement toujours un européen et celui de la Banque Mondiale toujours un américain.

De plus, Stiglitz estime que le FMI traite avec les pays du Sud comme un chef d’entreprise traiterait avec un intérimaire. Le FMI, nous explique l’économiste, « prétend qu’il ne dicte jamais un accord de prêt, qu’il en négocie toujours les termes avec le pays emprunteur. Mais ce sont toujours des négociations unilatérales : il a toutes les cartes en main, pour la raison essentielle que beaucoup de pays qui sollicitent son aide ont désespérément besoin d’argent. » (page 83)

Le FMI est hypocrite
Pour Stiglitz, le FMI est hypocrite dans ses décisions car il impose aux pays du Sud des politiques qu’il refuse d’appliquer au pays du Nord. Par exemple, il explique à la page 34 que « les pays de l’Occident ont poussé les pays pauvres à démanteler leurs barrières douanières, mais ils ont conservé les leurs, empêchant les pays en développement d’exporter leurs produits et en les privant d’un revenu à l’exportation dont ils avaient désespérément besoin. »

Certains exemples sont troublants : ainsi, en 1997 le FMI a imposé à la Corée une mesure —focalisation exclusive sur l’inflation— que le Président américain lui-même (Bill Clinton) avait refusée pour son pays, et que la plupart des américains auraient jugée inacceptables pour eux-mêmes, la plupart d’entre eux estimant que la FED se concentrait déjà trop sur l’inflation. Ainsi, alors que Clinton s’inquiétait de ce que la FED songeait à augmenter ses taux directeurs d’un demi-point, le FMI préconisait à certains pays du Sud une augmentation de plus 25 points !

Un autre exemple, à la page 115, montre les paradoxes de la position américaine (et, à travers elle, du FMI) vis-à-vis de la Chine. En 2001, lors de l’entrée de la Chine à l’OMC, tout en exigeant d’être traité comme un pays « en développement » (accords sur le textile, dits « multi-fibres », permettant aux États-Unis de maintenir des droits de douane sur les importations de textiles chinois), en demandant un délai de quatre années supplémentaires en plus des dix déjà obtenues pour pouvoir abaisser leurs droits de douane, les États-Unis tentaient par tous les moyens de faire enregistrer la Chine à l’OMC comme « pays développé » et donc tenu à une libéralisation des marchés rapides (alors même que la Chine, avec un taux d’épargne de 30 à 40% du PIB, n’avait aucun besoin de capitaux supplémentaires).

De fait, le FMI a presque toujours demandé aux pays en développement l’ouverture de leurs marchés comme « remède miracle » à la pauvreté, mais sans jamais exiger la même chose des Occidentaux. Au contraire, l’Uruguay Round a renforcé les droits de propriété intellectuelle, notamment pour les firmes pharmaceutiques américaines, qui pouvaient désormais empêcher celles de l’Inde et du Brésil de leur « voler » leurs brevets.

Le cas de l’Afrique du Sud (qui n’est pas cité dans le livre) illustre dramatiquement cet état de fait. En 1997, les firmes pharmaceutiques américaines assignèrent le gouvernement Sud Africain en justice parce qu’il avait autorisé les entreprises locales à produire des traitements contre le sida, sans passer par leurs brevets. Les firmes avaient finalement cédé en 2001 sous la pression de l’opinion publique internationale.

Pour Stiglitz, les pays riches ont organisés la mondialisation de façon à « en recevoir une part disproportionné de ses bénéfices, au détriment du monde en développement » (page 34).

Enfin, Stiglitz estime que le FMI est également hypocrite sur le fond : alors qu’il préconise systématiquement le laissez-faire en matière de politique économique, il a dépensé des milliards de dollars pour tenter de maintenir les taux de change du Brésil ou de la Russie à des niveaux insoutenables. « Le FMI n’a jamais expliqué pourquoi cette intervention extrêmement coûteuse est souhaitable sur ce marché particulier, et pourquoi elle ne l’est pas sur les autres. »

Le FMI est idéologique
C’est la principale critique que fait le prix Nobel au FMI, qui traverse le livre de façon récurrente : le FMI est idéologique. Composé essentiellement d’économistes que Stiglitz appelle les « fanatiques du marché », obsédés par l’inflation et persuadés que tout ce qui entrave le fonctionnement des marchés est forcément une mauvaise chose, que l’Etat se trompe presque toujours, et que des marchés libres et non faussées auront forcément pour conséquences l’amélioration des conditions de vie de tout le monde, le FMI est amené a faire les mêmes recommandations pour tous les pays, ayant pourtant des situations très différentes.

Il rapport à ce sujet (page 91), une anecdote: le FMI utilisant très souvent les boilers plate (rapports de situation écrits avant l’arrivée dans un pays et dont de larges parties sont empruntés à de précédents rapports) un logiciel de traitement de texte aurait oublié de remplacer le nom de l’ancien pays par le nouveau, ce qui résultat en un rapport complètement décalé.

Les recommandations du FMI sont basées sur le consensus de Washington, ensemble de mesures à prendre pour les pays en difficulté arrêtées par le FMI et la Banque mondiale en 1989. Ce consensus est directement issu de l’idéologie libérale de l’école de Chicago, dont le représentant le plus illustre fut sans doute Milton Friedman.  Cet absolutisme du laissez-faire a souvent conduit le FMI à préconiser à tous les pays les mêmes mesures :

  • Lutte contre l’inflation prioritaire (politique monétariste et taux d’intérêts élevés). « Le FMI souffrait d’une paranoïa de l’inflation » (page 92)
  • Libéralisation systématique des marchés et des taux d’intérêts.
  • Privatisations rapide et étendue des entreprises.
  • Déréglementation des marchés, ouverture aux investissements étrangers et aux flux de capitaux.
  • Imposition de fortes restrictions budgétaires, notamment la réduction des dépenses publiques.

Peut être est-ce l’expérience des pays du Sud, avec des administrations souvent erratiques et des États corrompus où règne parfois la gabegie, qui ont amené le FMI à avoir cette vision si pessimiste de l’Etat. Mais pour Stiglitz, le FMI fait des mesures de restrictions budgétaires et de la lutte contre l’inflation une fin en soi, alors qu’elles n’ont aucun intérêt si elles ne sont pas intégrées dans une politique plus large de croissance, de lutte contre le chômage et la pauvreté.

Il s’attaque également à la façon du FMI d’appliquer à tous les pays les mêmes mesures, alors que leurs situations sont parfois très différentes. Ainsi, les recommandations du FMI s’appliquèrent aussi bien à l’Argentine, pays qui connut une inflation galopante et des déficits publics abyssaux, qu’aux pays asiatiques, avec inflation faible et épargne importante, dont le principal problème était l’instabilité engendrée par la spéculation à court terme.

Il critique aussi la théorie économique des retombées que défendent en général les économistes du FMI, qui veut que la croissance profite nécessairement à tous, alors que de nombreux exemples montrent au contraire qu’un pays peut connaître une forte croissance au profit d’une petite minorité (Angleterre du 19ème siècle, Etats-Unis des années 80, tous les pays au gouvernement autoritaire et corrompu…)

L’idéologie du FMI est bien illustrée à la page 121, où Stiglitz montre que les partisans de la libéralisation de la Chine avancèrent l’argument selon lequel la libéralisation permettrait de renforcer la stabilité en diversifiant les sources de financement, surtout en cas de récession. Stiglitz ironise : « les économistes du FMI n’ont jamais prétendu être de grands théoriciens, mais, engagés dans l’action pragmatique, ils sont censés savoir comment fonctionne le monde. Ils ont sûrement remarqué que les banquiers préfèrent prêter à qui n’a pas besoin d’argent. » De fait, il est quasiment certain qu’un pays en récession aggravera son cas en ouvrant trop vite ses marchés, n’attirant que les spéculateurs peu scrupuleux et éloignant les vrais investisseurs, qui ne choisiront pas un pays instable. C’est justement quand un pays a le plus besoin d’argent qu’il aura le plus de mal à en trouver auprès des prêteurs privés —d’où la nécessaire intervention de l’Etat.

Un autre cas est illustré à la page 177 : Stiglitz y cite Stanley Fisher —directeur exécutif adjoint du FMI—, qui affirma dans le Financial Times à propos de la crise asiatique, que tout ce que le FMI demandait aux pays, c’était d’avoir un budget en équilibre. « Cela faisait soixante ans que les économistes digne de ce nom ne pensaient plus qu’une économie entrant en récession devait avoir un budget en équilibre. »

Au-delà de ces critiques de fond, Stiglitz fait également des critiques de forme :

Le FMI n’a pas le bon rythme
L’économiste estime que parmi toutes les bévues du FMI, les pires sont peut-être les erreurs de calendrier et de rythme. Pour lui, même une bonne réforme ne peut fonctionner avec un mauvais calendrier. Or, le FMI exige très souvent des délais très court, demandant la libéralisation des marchés sans mettre en place un cadre juridique et social adéquat (qu’il appelle un « filet de sécurité »), mettant en place des mesures destructrices d’emplois sans prendre les dispositions nécessaires pour en créer, faisant entrer dans la compétition internationale des pays démunis, aux industries archaïques, au cadre juridique faible, au contexte social tendu, à la démocratie incertaine, bref, au lien social fragile.

« La libéralisation du commerce associée à des taux d’intérêts élevés constitue (…) une méthode presque infaillible pour détruire des emplois et répandre le chômage —au dépens des pauvres. La libéralisation des marchés financiers non associée à une réglementation appropriée est un moyen à peu près sûr de créer l’inégalité économique et elle risque de faire monter et non baisser les taux d’intérêts. (…) La privatisation sans stimulation de la concurrence et sans surveillance des abus du pouvoir de monopole peut aboutir et une baisse et non à une baisse des prix pour les consommateurs. L’austérité budgétaire appliquée aveuglément dans une situation inadaptée peut faire monter le chômage et rompre le contrat social. » (page 145-146)

A travers cette idéologie, Stiglitz avoue à demi-mots que le FMI a trahi l’esprit de son principal initiateur, John Maynard Keynes.

Le FMI est déconnecté des réalités
L’idéologie du FMI s’explique en partie, selon Joseph Stiglitz, par la déconnexion complète de ses élites avec la réalité. « Dès leur descente d’avion, ils s’immergent dans les chiffres du Ministère des finances et de la banque centrale, et, pour le reste, résident confortablement dans les hôtels cinq étoiles de la capitale. La différence n’est pas seulement symbolique : on ne peut apprendre à connaître et à aimer un pays sans parcourir ses campagnes. » (Page 58)

« Le gouverneur de banque centrale moyen commence sa journée en s’inquiétant des statistiques de l’inflation, et non de celles de la pauvreté. Le ministre du commerce, des chiffres des exportations, pas des indices de la pollution. » (page 344)

On pourrait citer ici l’Abbé Pierre : « Les hommes politiques ne connaissent la misère que par les statistiques. On ne pleure pas devant les chiffres »

Le FMI se défend souvent en arguant que si ses réformes ne marchent pas parfaitement, c’est parce qu’elles ne sont pas appliquées à la lettre par les pays concernés. Pour Stiglitz, c’est là encore une déconnexion d’avec la réalité. « En économie, aucun prescription n’est appliquée à la lettre. Les mesures (et les recommandations) doivent intégrer cette réalité : ce sont des individus imparfaits travaillent dans le cadre de processus politiques complexes qui vont les appliquer. Si le FMI ne l’a pas compris, c’est grave en soi. » (page 301)

« On ne doit pas prendre les décisions en fonction de la façon dont on les appliquerait dans un monde idéal, mais de celle dont elles seront appliquées dans le monde où nous vivons. » (page 310)

Le FMI n’est pas efficace
Après toutes ces critiques, Stiglitz montre que les erreurs du FMI se vérifient dans la réalité par de mauvais résultats. Excepté le cas Argentin (que Stiglitz juge d’ailleurs n’être pas une brillante réussite, dans la mesure où les inégalités se sont largement accrues), la plupart des pays qui appliquèrent à la lettre les prescriptions du FMI connurent, au mieux une croissance faible, au pire des catastrophes économiques. Si le FMI n’était pas directement responsable, il a souvent aggravé les choses.

Stiglitz fait ainsi une comparaison accablante entre la Chine, qui a pris en main sa transition communiste vers l’économie de marché, qui s’est faite par étapes et progressivement (et qui n’est d’ailleurs toujours pas achevée) et la Russie, qui a suivie la « thérapie de choc » du FMI, conduisant à une catastrophe économique et sociale : explosion des inégalités[1], mise en place d’un capitalisme oligarchique de « copains et mafieux », croissance atone, érosion de la démocratie, pauvreté aggravée. « De géant industriel, la Russie s’était soudain transformé en pays exportateur de ressource naturelles. » (page 246)

L’exemple de la réussite —puis de la crise— asiatique est également frappant : « non seulement ces pays avaient réussi bien qu’ils n’eussent pas appliqué la plupart des diktats du consensus de Washington, mais parce qu’ils ne les avaient pas appliqués. » Au contraire d’un état minimaliste préconisé par le consensus de Washington, les « dragons asiatiques » avaient appuyés leur croissance sur un État fort, orientant l’activité industrielle, lançant les grand chantiers, réglementant ici et surveillant là, intervenant systématiquement pour réduire les inégalités et préserver le lien social, faisant démentir les libéraux qui estiment que l’Etat est rarement efficace.

Le FMI sert les intérêts des puissants
Stiglitz estime que le FMI ne fait que servir les intérêts des pays riches en général et des États-Unis en particulier, seul pays à détenir un droit de veto effectif. Il explique longuement à la fin du livre que cette grille de lecture est selon lui la seule cohérente pour comprendre les décisions du FMI. Si le FMI a réellement pour but de réduire la pauvreté et le souci des pays les plus pauvres, alors ses décisions n’ont aucun sens.

L’obsession du FMI pour l’inflation, par exemple, s’explique bien mieux si l’on considère les intérêts de Wall Street et des créanciers en général, pour lesquels un taux de chômage élevé est bien moins préoccupant qu’un taux d’inflation élevé, qui érode gravement la valeur des créances. De même, le soutien du FMI à la mise en place de la propriété privée sans soutien équivalent à la mise en place de la concurrence s’explique mieux dans l’intérêt des oligarques, pour qui le monopole privé est très lucratif (Stiglitz affirme qu’à un moment de la crise russe, les oligarques proclamaient contrôler 50% des richesses du pays !)

Ainsi, l’exigence américaine de libéralisation des marchés financiers chinois en 2001 ne pouvait rien apporter à la stabilité économique mondiale, alors que le risque de conséquences négatives était important. Pour Stiglitz, il est donc évident que cette exigence n’avait d’autre objectif que de servir les intérêts de la communauté financière américaine, et notamment Wall Street, qui voyait dans la Chine un immense marché potentiel et craignait de se faire « doubler » par d’autres institutions financières, notamment européennes.

De même, le FMI s’opposa à la création d’un « Fonds Monétaire Asiatique » qui serait venu concurrencer les prérogatives qu’il s’était lui-même accordé.

Stiglitz montre aussi que lorsque des gouvernements autocratiques et corrompus furent renversés (Suharto en Indonésie en 1998, Sharif au Pakistan en 1999), l’administration américaine fit pression pour que les nouveaux gouvernements honorent des dettes qui n’avaient pas du tout profité à la population, au lieu de les renégocier, et souvent avec le soutien du FMI.

Les solutions avancées par Stiglitz
Joseph Stiglitz n’appelle pas à la « fin du FMI ». Capitaliste, il croit au FMI et aux bienfaits de la mondialisation, même s’il reconnaît ses défauts (« la mondialisation paraît souvent remplacer la dictature des élites nationales par la dictature de la finance internationale », page 387). Il appelle donc plutôt à réformer celui-ci, à la fois dans son fonctionnement (plus de transparence, plus de démocratie) (« Le changement le plus fondamental qui s’impose pour que la mondialisation fonctionne comme elle le devrait, c’est celui de son mode de gouvernement », page 357) et dans son idéologie : reconsidérer le rôle de l’Etat, prendre en compte le lien social, la pauvreté, le chômage, et non plus les seules variables économiques –à fortiori la seule inflation–, reconnaître les dangers de la libéralisation des capitaux et les vertus d’un État de droit (il recommande la mise en place systématique d’un cadre juridique de règlements des faillites) avec de vrais « filets de sécurité », etc.

Cependant, Stiglitz estime que cette solution semble peut probable tant le FMI se considère comme infaillible : « ce n’est pas (…) une organisation apprenante » (page 365)

Il appellerait alors à une réduction des champs d’intervention du FMI (ou plutôt un recentrage sur sa mission première), à savoir la gestion des crises.

Plus globalement, Stiglitz souhaite également une réforme du mode de fonctionnement aussi bien que des à-priori intellectuels de toutes les grandes institutions (ONU, Banque mondiale, OMC). Fidèle à sa pensée proche du courant altermondialiste, il appelle en fin d’ouvrage à l’annulation de la dette du Tiers-monde

Critique du livre

Même si j’ai beaucoup aimé ce livre, on pourrait en faire plusieurs critiques. J’en ai lu un certain nombre d’intéressantes[2] (bien qu’elles furent plus difficiles à trouver que les éloges, dont Stiglitz est coutumier).

Soulignons d’abord qu’il a été attaqué dans une lettre ouverte[3] par Kenneth Rogoff, conseiller économique et directeur des recherches au FMI. Tout en reconnaissant la qualité du travail de Stiglitz (“ I thought it was a pretty good book”) et en admettant qu’il soulève de vrais problèmes (“we completely agree that there is a need for a dramatic change in how we handle situations where countries go bankrupt”), Rogoff soutient que La Grande Désillusion présente des contre-vérités (“On page 112, you have Larry Summers (then Deputy U.S. Treasury Secretary) giving a « verbal » tongue lashing to former World Bank Vice-President Jean-Michel Severino. But, Joe, these two have never met”) et des approximations (“Your book is long on innuendo and short on footnotes”).

De plus, il réfute certains arguments de Stiglitz qu’il considère être des attaques ad hominem. (“I meet people who are deeply committed to bringing growth to the developing world and to alleviating poverty. I meet superb professionals who regularly work 80-hour weeks, who endure long separations from their families”) ou encore (“We do not believe that markets are always perfect, as you accuse”)

Un autre défaut de forme, souligné également par Rogoff ((…)”what really puzzles me is how you could be so sure that you are 100 percent right”), concerne un certain égocentrisme de Stiglitz. On a parfois l’impression au fil de la lecture qu’il était le seul à avoir tout compris, tout anticipé, et que s’il avait été aux commandes tout se serait passé différemment.

Ajoutons que le livre est assez mal écrit, sans aucun style et rythme dans l’écriture. Je ne jetterai cependant pas la pierre à Joseph Stiglitz puisque je n’ai lu que la traduction française et non la version originale. On peut donc supposer que l’original est d’une autre qualité.

Notons que Stiglitz a répliqué dans sa postface (écrite en 2003) que le FMI n’a jamais voulu répondre aux critiques de fond, refusant d’engager une discussion sérieuse et se contentant d’une réunion à huit clos et « d’attaques personnelles ». Dans cette postface, Stiglitz fustige « l’arrogance et le dédain » du FMI.

Sur le fond, on pourrait reprocher à Stiglitz une analyse, qui, quoique intéressante, se révèle parfois peu profonde (pour un prix Nobel d’économie s’entend). Il rentre rarement dans les détails, survole les questions économiques, et, même s’il parle à de nombreuses reprises de ses expériences personnelles, il ne s’en cantonne pas moins un peu trop régulièrement à des lieux communs (la main invisible ne fonctionne pas bien, la mondialisation n’est pas parfaite, etc.). Cependant, je crois que l’intention de Stiglitz était d’écrire un livre à la portée de tous qui mette en lumière certains des agissements du FMI, plutôt qu’un livre d’économiste technique. En cela, cette critique n’en est pas une.

Egalement, on reprochera à Stiglitz des présentations parfois simplistes, où les pauvres gouvernements du Sud sont malmenés par le grand méchant FMI, alors que la réalité est plus prosaïque : le FMI doit parfois négocier avec des dictatures sanguinaires (dont Stiglitz ne touche presque pas un mot) qui sont souvent largement responsables de leurs propres malheurs.

Enfin, on peut dire que le pessimisme de Stiglitz et sa vision d’un FMI immobiliste et condamné à l’inertie, à la fin de son livre, se sont vu contredits par la réalité.

Même si du progrès reste à faire, il semble aujourd’hui que le FMI ait changé sur un certain nombre de points, et a su prendre en compte une partie des critiques de l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale  (et celles d’autres que lui) : on notera notamment que 17 des 19 plans du FMI pendant la crise préconisaient une relance par l’Etat avec pratique (très keynésienne) du déficit budgétaire, politique volontariste et relance de la demande  et de l’investissement.


[1] Moscou est la ville qui compte le plus de milliardaires au monde (d’après le magazine Forbes, en 2008)

[2]voir notamment ici:

[3]http://www.imf.org/external/np/vc/2002/070202.htm

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5 réflexions sur “La Grande Désillusion, par Joseph Stiglitz

  1. j’avoue que je ne suis pas encore très ancré dans le fonctionnement des grandes institutions mais je pense et avec toute conviction que le caractère humain est ce qui manque le plus à ces grandes structures. on ne peut prétendre concourir au bien etre par de telles pratiques.l’homme a ceci de particulier que lorsqu’il atteint une certaine stature sociale,le bien etre d’autrui devient chose secondaire. il ya beaucoup de choses à faire,d’abord éviter de dissocier économie et management dans les enseignements, toutes ces sphères doivent etre inévitablement liées. ensuite reconsidérer l’intervention au sein des grandes instances, et enfin toujours contextualiser l’action. mais comment?

  2. Moi j’aimerais bien connaitre le 17 plans dans lesquelles le FMI préconise la relance par le déficit budgétaire. J’en ai pas vu pour le moment alors si vous avez des référence j’aimerais les avoir. Voici mon adresse: katantrac-84@hotmail.com. Merci d’avance

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