Réflexions sur le statut ontologique du zygote (2/3)

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IV. Avant-propos épistémologique

Dans l’article précédent, nous avons donc conclu qu’il est certain qu’un zygote est un être vivant de l’espèce homo sapiens. Par être vivant de l’espèce Homo sapiens, on veut simplement signifier un organisme avec une existence (être) appartenant au monde vivant (vivant) et en particulier à l’espèce animale homo sapiens. Il s’agit d’un individu de cet espèce, comme la larve de chenille de Machaon est un individu de l’espèce des insectes lépidoptères de la famille des Papilionidae. Individu s’entend ici au sens d’échantillon. Mais comment doit-on considérer cet individu ?  Est-il une personne ? Si oui, pourquoi ? Si non, quand le devient-il ? Et qu’est-il ? C’est à ces questions très complexes que cherche à répondre Pascal Ide. Rappelons pour la forme que Pascal Ide est médecin, philosophe et théologien. Il a un doctorat dans ces trois domaines.

Pourquoi pas seulement médecin ? Lorsqu’on cherche à répondre à démêler la question du statut ontologique du zygote, il est bien nécessaire de comprendre que l’apport des sciences de la vie ne peut suffire. D’une part, on dit, la reconnaissance d’une personne est avant tout un acte éthique, et non pas (seulement) scientifique. La science a principalement pour objet de décrire le réel, et non pas de porter des jugements éthiques. Il est clair qu’une simple description empirique du zygote, même exhaustive, ne saurait clore le débat sur son statut ontologique. Une fois qu’on a dit qu’un zygote est un protozoaire unicellulaire eucaryote diploïde appartenant génétiquement à l’espèce homo sapiens du règne animalia, ce qui est la totalité de ce que peut dire la biologie à ce sujet, on n’a même pas commencé à répondre à la question de savoir s’il faut lui attribuer la qualité de “personne”.

On ne constate pas une personne, on la reconnaît dans un engagement. Paul Favraux, cité par Pascal Ide

Autant la zoologie sait qu’un individu est un membre (peu importe lequel) d’une espèce (peu importe laquelle), autant les notions de personne, de sujet ou de conscience ne lui appartiennent pas. Les méthodes nécessairement fragmentées des sciences de la vie peuvent même être une limite eut égard à la prise de distance nécessaire pour se positionner rigoureusement dans ce débat. Un biologiste un peu naïf pourrait bien observer un zygote au microscope, en conclure qu’il n’a rien de visuellement semblable avec le petit d’homme, et estimer que le débat est clos. Comme si une simple observation, même très précise, était suffisante… A ce compte-là, les biologistes des siècles passés ont longtemps estimé que les différences de morphologie entre les Noirs et les Blancs fondaient une différence d’espèce. Finalement, les sciences de la vie ont un regard essentiel pour mieux comprendre ce qu’est empiriquement un zygote, mais la réponse sur son statut ontologique appartient plutôt à la philosophie.

En disant que la réponse appartient à la philosophie, on entend donc rappeler la part d’éthique que contient cette discussion sans pour autant écarter la raison scientifique : bien au contraire, une réflexion philosophique est d’abord une réflexion rationnelle, qui en l’occurrence devrait s’appuyer sur les apports des sciences de la vie sans s’y restreindre. Il existe de nombreuses conceptions philosophiques différentes de la notion de personne. Je n’ai pas l’intention de me livrer ici à une revue d’histoire de la philosophie —pour autant que j’en sois capable. Pour essayer de les trouver toutes, mon point de départ sera plus simple : la description d’un individu adulte que j’appellerai Jean Martin, car il s’agit respectivement des prénoms et noms les plus répandus en France depuis 1946. Ma question est la suivante : en regardant Jean Martin, qu’est-ce qui permet de dire « voilà une personne » ?

 V. Cinq critères de personnification

Ce qui fait de Jean Martin une personne, ce n’est certainement pas son patronyme, puisqu’il existe exactement 5 286 “Jean Martin” en France. Pour son entourage, son prénom et son nom permettent de le distinguer immédiatement des autres personnes les plus proches, mais ce n’est pas très significatif dès lors que l’on considère un champ plus étendu.

En revanche, Jean Martin a un phénotype, terme qui désigne l’ensemble des caractéristiques observables d’un individu. Le phénotype est en quelque sorte ce qui se voit, incluant par exemple la physionomie de Jean Martin. Le terme phénotype s’applique souvent à une échelle cellulaire, et l’on parle plutôt de phénome pour désigner l’ensemble des phénotypes d’un individu. Ainsi Jean Martin a une taille, un poids, une couleur de cheveux, une forme de nez, etc. C’est ce qui permettra à son entourage de le reconnaître à coup sûr, bien plus que son nom.

Le phénome de Jean Martin est typique, parce que comme tous les êtres humains, il a un cœur, deux reins et deux poumons, un nez au milieu de la figure, deux yeux, une taille généralement comprise entre un mètre et deux mètres cinquante, une main composée de cinq doigts, etc. Autrement dit son phénome est organisé d’une certaine manière et pas d’une autre, ce qui permet à n’importe qui de dire au premier coup d’œil : “voilà un être humain” et de ne pas le confondre avec une bactérie, un gorille ou une fougère. Cela nous amène à un premier critère, par ordre alphabétique le critère A : une personne est un individu ayant un phénome typique de l’espèce homo sapiens. C’est le critère de spécificité (A). 

Paradoxalement, le phénome de M. Martin est aussi complètement atypique, car aucune personne sur Terre n’a exactement le même. Certes, il peut se trouver un sosie, quelqu’un dont le visage ressemble à celui de M. Martin, peut être de façon très frappante, même pour ses proches, mais il ne sera jamais exactement M. Martin : personne ne peut avoir à l’atome près un phénome exactement identique car les êtres humains ne sont pas fabriqués en série sur des chaînes industrielles. Ce qui nous amène au second critère : une personne est un individu unique, à qui personne ne ressemble exactement. C’est le critère d’unicité (B).

Comme M. Martin est un être vivant, il est évident qu’il est autonome, au sens où son corps est capable d’assurer sa propre survie tant que son environnement extérieur est adéquat (puisqu’il est hétérotrophe). Loin de s’en tenir à ces fonctions basiques, M. Martin peut se lever, s’habiller, se nourrir, dire “Aaaah”, jouer au bridge ou piloter un airbus. Soit le troisième critère : une personne est un individu en acte, capable de réaliser certaines actions, ou certaines fonctions. Critère d’activité (C).

De plus, M. Martin est conscient de son existence. Même s’il n’a pas fait une thèse de doctorat sur L’être et le néant, il a au moins intuitivement la conscience d’exister, c’est-à-dire de vivre. Ce qui nous donne le quatrième critère : une personne est un individu conscient de sa propre existence. Critère d’autoconscience (D)

L’homme étant un animal social, M. Martin n’est pas seul à avoir conscience de son existence : les autres (son entourage et plus généralement la société dans laquelle il vit) ont aussi conscience de son existence. Les autres reconnaissent donc M. Martin comme personne à part entière, comme membre de l’espèce humaine. Comme la vie en société se traduit concrètement par des rapports de droits, cela signifie que M. Martin est un sujet de droit, une personne au sens juridique du terme. Soit le cinquième critère : une personne un individu sujet de droit. Critère de reconnaissance culturelle et juridique (E).

Dans la suite, nous allons discuter chaque critère en l’isolant conceptuellement, c’est-à-dire en essayant de déterminer si le critère est 1. nécessaire et suffisant 2. nécessaire mais non suffisant 3. accessoire pour attribuer au zygote la qualité de personne.

VI. Réfutation du critère de reconnaissance culturelle

Commençons par le critère de reconnaissance culturelle et juridique.  Ce critère base la personne sur sa reconnaissance par autrui. Est une personne un être humain qui a été reconnu comme tel par ses pairs, qui vont donc lui conférer un ensemble de droits et de protections. Dans le cas du zygote, on établira une distinction selon que l’enfant à naître a été désiré (donc reconnu) ou pas. S’il a été désiré, c’est une personne et attenter volontairement à sa vie est moralement inacceptable. Sinon, il n’a pas droit à la personnification et attenter à sa vie est légitime, il est même interdit d’empêcher autrui de le faire (article L2223-2 du Code de la Santé publique). Jean-Luc Mélenchon déclarait ainsi au magazine Famille Chrétienne qui l’interrogeait sur l’avortement : “Vous considérez que le fœtus est une personne, je considère qu’il ne devient une personne que lorsque l’enfant est désiré. Parce qu’il entre alors dans les rapports sociaux qui fondent l’humain”. Il fondait ainsi explicitement la personnification sur la reconnaissance culturelle et juridique.

C’est aussi ce que développait le sociologue Luc Boltanski, un des rares sociologues français à s’être intéressé à l’IVG avec son enquête La condition fœtale (2004) :

Comme le note [Luc Boltanski], la possibilité légale de l’avortement crée implicitement deux catégories de fœtus : « au fœtus projet – adopté par les parents qui, grâce à la parole, accueillent l’être nouveau en lui donnant un nom – s’oppose le fœtus tumoral, embryon accidentel et qui ne sera pas l’objet d’un projet de vie ». Dès lors, si « ce qui fait un être humain, ce n’est pas le fœtus, inscrit dans le corps, mais son adoption symbolique », « cette adoption suppose la possibilité d’une discrimination entre des embryons que [pourtant, en eux-mêmes,] rien ne distingue ». Bien sûr, cette discrimination entre les fœtus accueillis, dont l’existence est annoncée publiquement, voire célébrée, et les fœtus rejetés, dont l’existence est niée, reléguée au rang de déchets opératoires, n’est pas officiel, mais officieuse. L’Etat se décharge de sa responsabilité légale en chargeant les individus : « cela ne nous regarde pas, c’est un choix individuel, c’est le droit des femmes, c’est la liberté des couples », etc. Gautier Bès

Montrons maintenant que ce critère appartient à la catégorie 3 : les critères accessoires. Tout d’abord, au plan juridique, la distinction entre désiré/non désiré n’est pas opératoire :  la justice peut difficilement juger ex post de l’intention des parents si bien que les enfants à naître ne bénéficient pas des droits attachés à la personne. Toutes les Cours qui ont condamné des personnes pour homicide involontaire à la suite d’avortements involontaires ont vu leur jugement cassé en Cassation, que ce soit en raison d’un accident de la route (cas le plus fréquent) ou un médecin confondant deux patientes et en avortant une par erreur, et ce, quel que soit le stade de la grossesse.  Dernier exemple en date dans l’Aisne en juin 2017 : même si elle compte poursuivre le chauffard, la mère n’aura rien, à moins que la défense ne renonce volontairement à aller en Cassation, comme dans cet exemple où l’automobiliste a accepté d’être condamné par souci d’humanité (mais il n’a reçu aucune peine de prison).

C’est surtout au plan philosophique que le critère ne peut pas être nécessaire. Définir la personne comme ontologiquement dépendante de la reconnaissance par autrui revient à confondre essence et représentation : une personne qu’on se représente comme telle serait une personne, et inversement. Cela procède d’une position subjectiviste à la Protagoras : telles les choses t’apparaissent, telles elles sont. Or les représentations sont changeantes dans le temps et dans l’espace. On aboutit à une absurdité logique : si un organisme est reconnu comme personne par un individu A et non par un individu B, qu’est-il réellement ? Le statut du zygote dépend-il des convictions philosophiques du biologiste qui l’examine ? Comment son essence peut-elle dépendre des circonstances ? L’absurdité logique est que deux êtres strictement identiques devraient recevoir le même jugement ontologique, or ce n’est pas le cas si l’on s’en tient au critère de reconnaissance. En effet, il y a forcément des conflits de représentation, ce qui nous ramène à la contradiction logique fondamentale du subjectivisme : quel est le critère qui légitime le jugement d’autrui ?

En l’absence de conflits de représentation, c’est encore pire : on aboutit à quelque chose d’effroyable au plan moral, puisque des individus qui n’ont pas été reconnus comme personnes à un moment donné de l’Histoire n’en sont pas réellement. L’esclavage en devient intellectuellement justifié, tout comme l’anéantissement des Juifs pendant la seconde guerre mondiale. D’ailleurs le terme “personne” vient du latin et renvoie à la fonction publique de l’acteur qui joue un rôle, par opposition à l’esclave qui n’avait aucun droit civil. Or le christianisme a précisément rompu depuis vingt siècles avec le relativisme moral ontologique : la régression est absolument terrible. Pire, les individus qui, pour des raisons diverses, ne se reconnaissent pas eux-mêmes comme personnes n’en sont pas : ils sont renvoyés à l’ordre des choses inertes, les biens meubles qu’étaient fondamentalement les esclaves de l’antiquité.

Il ne s’agit pas de jeter ce critère à la poubelle. Il est indéniablement utile, car il y a toujours un jugement éthique d’autrui (donc une reconnaissance) dans le fait de considérer une personne. Mais cela ne peut pas être un critère nécessaire puisque même sans reconnaissance, un être humain ne perd pas la qualité de personne : les Noirs étaient quand même des personnes à part entière, peu importe ce que pensaient les négriers à une époque donnée dans une culture donnée. Le critère de reconnaissance est donc de l’ordre d’un critère ex post conditionné à une réalité ontologique ex ante. On ne reconnaît que pour confirmer ce qui est déjà là et qui s’impose à nous. Faire dépendre le statut ontologique d’une personne de sa reconnaissance par autrui aboutit à quelque chose d’absurde sur le plan de la logique et d’effroyable sur le plan de la morale.

VII. La personne comme en-soi indivis

Dans cette partie, nous regroupons deux critères, le A et le B, pour former une conception philosophique qui attribue à la qualité de personne un individu ayant un en-soi, c’est-à-dire qu’il est indivis (il n’est pas divisé, il est donc cohérent, organisé d’une certaine façon) et unique (il n’y en a pas deux exactement comme lui).

Dans ce qui suit, nous allons souvent comparer le zygote à une personne adulte. En effet, la réflexion sur la personnification du zygote est rétroactive : on ne peut savoir s’il s’agit d’une personne qu’en comparant les attributs d’un individu adulte (comme Jean Martin) dont nul ne doute qu’il s’agit bien d’une personne, à la cellule-œuf qu’est le zygote. Ce faisant, on remonte d’une personne adulte vivante vers le point originel qu’est le zygote. C’est une pure construction intellectuelle : on pourrait penser qu’il serait plus logique de raisonner à partir du zygote lui-même, sans chercher à le comparer avec un homme adulte “normal”. Mais on aboutirait alors à des réflexions circulaires, de l’ordre de la pétition de principe : j’observe que le zygote est comme ceci, je fais arbitrairement de ce “comme ceci” une condition nécessaire à la personnification, et je conclus que le zygote est (ou n’est pas) une personne. Pour éviter ces sophismes, il est nécessaire de faire des comparaisons avec ce qu’on appelle normalement une personne, l’objet d’étude de référence, si l’on veut. De la même façon on ne sait ce qu’est une voiture qu’en référence aux voitures “normales”. Sans référence à une voiture “type” (un moteur, quatre roues, …) je ne peux pas savoir ce qu’est une voiture : ce serait comme demander à Richard Cœur de Lion de décrire un smartphone.

Comme on va le voir, le débat sur le statut ontologique à partir des critères de l’en soi est le plus complexe et le plus difficile à trancher. Essayons de raisonner rigoureusement en plusieurs étapes :

1. Un ensemble éparpillé d’atomes n’est pas une personne, car il n’est pas cohérent. Ce qui fait l’être humain c’est la cohérence interne de son corps : un être humain est d’abord un corps organisé d’une certaine façon.  Cette organisation suppose diversité (il y a un grand nombre d’organes) et structure (ils sont agencés d’une certaine façon). Un seul bras ou un cœur ne forment pas une personne. L’ensemble des membres du corps s’adjoignent pour former un tout cohérent qui donnent une matérialité typique à la personne (cf. supra).

2. Ce critère induit une question : si l’organisation fait la personne, perd-elle son statut de personne lorsque l’organisation est modifiée ? La réponse semble dépendre de l’ampleur du bouleversement. De toute évidence, M. Martin peut perdre un doigt ou un bras au cours de sa vie, ou naître avec un seul œil, sans que cela n’affecte sa qualité de personne. Si on lui arrache un bras, on peut dire qu’on touche à sa personne, mais pas essentiellement : avant, après et pendant la torture, il reste une personne et c’est justement pour ça que la torture est inacceptable. Le corps peut changer, la personne reste la même. Même si les Anciens attribuaient toutes sortes de fonctions au cœur, on sait aujourd’hui que ce n’est qu’une pompe sophistiquée et qu’une personne greffée du cœur ne change pas pour autant d’identité, ni ne devient une autre personne. Même si le phénome de M. Martin était extrêmement atypique (par ex. s’il naissait avec six jambes), il ne perdrait pas pour autant son statut de personne, bien que sa survie serait difficile. Mais que dire d’un individu littéralement sans cerveau ? Le cerveau n’est pas nécessaire à la survie comme le cœur l’est : il l’est d’une façon bien plus déterminante car c’est lui qui coordonne tous les organes, il est donc déterminant dans l’aspect organisé de la personne. Après un arrêt cardiaque, vous pouvez être réanimé et survivre, peut être même sans séquelles si vous avez de la chance. Avec un électroencéphalogramme plat, c’est terminé. La fin de l’activité cérébrale signifie la fin de la personne, car le cerveau est le siège de la conscience : un homme sans tête n’est pas seulement mort, il n’a ni mémoire, ni pensée (cf. Descartes : l’homme est une “chose pensante”),  ni conscience, ni sensation. Une personne peut changer de forme tout en restant une personne, tant que ce changement ne touche pas à ce qui est fondamental, non seulement pour la survie de l’organisme mais plus encore pour l’identité même de celui-ci : son cerveau.

3. Dans le cas du zygote, il n’a pas de diversité, ou plutôt sa diversité est à la fois trop faible en acte et trop grande en puissance (potentiellement) : un zygote est constitué par définition d’une seule cellule qui va rapidement devenir deux cellules, puis quatre, puis huit, etc. Chacune de ces cellules peut générer n’importe quel organe car la spécialisation n’a pas encore eu lieu : on parle de cellules totipotentes. Le zygote est la cellule totipotente par excellence car l’individu adulte n’aura plus, par la suite, la possibilité de générer un autre individu entier à partir d’une (ou de quelques) cellules, contrairement aux végétaux qui gardent cette propriété. Lorsqu’on parle de “cellule souche”, on fait référence à des cellules pluripotentes, c’est-à-dire à des cellules présentes dans certains tissus et sont capables de se différencier en générant plusieurs sortes d’organes. Ce sont des cellules souches qui permettent au lézard de régénérer sa queue, qui fabriquent les globules rouges chez l’homme, permettent de régénérer sa peau, etc. Cependant, ces cellules ne sont pas de “vraies” cellules souches, car elles ne peuvent en aucun cas régénérer un individu entier. Seules les cellules souches embryonnaires sont de “vraies” cellules souches, c’est-à-dire totipotentes. L’intérêt pour la médecine est donc encore plus considérable que les cellules souches classiques, mais pose les questionnements ontologique auxquels on cherche justement à répondre ici. La cellule totipotente qu’est le zygote pose une vraie question, car lorsqu’il sera divisé, une partie de lui générera le placenta et ce n’est qu’à partir du quatorzième jour environ que l’on pourra distinguer définitivement le nouvel embryon des cellules placentaires. Il serait évidemment absurde de parler de personne humaine pour le placenta, d’autant qu’il est rejeté à la naissance. Peut-on alors parler de personne pour un zygote alors qu’on ne sait pas lesquelles de ses cellules deviendront du placenta et lesquelles deviendront l’embryon ?

4. Le zygote n’a pas non plus une réelle cohérence interne : elle est modifiée en permanence puisqu’il va doubler son nombre de cellule tous les jours et changer de forme de façon considérable pour aboutir à un fœtus viable, puis à un bébé en pleine santé. Il n’y a pas de corps typique de l’embryon humain si l’on raisonne sur tout le temps de la grossesse, même s’il y en a un à chaque instant t d’observation. Un zygote n’est pas juste un organisme qui va grossir pour devenir un être humain, il va changer de forme de façon considérable : tous ses organes vont apparaître, y compris le cerveau. Ce n’est qu’au huitième mois environ que tout est formé et que l’embryon consacre un mois à uniquement grossir. Certes, organisé ne veut pas forcément dire organe, mais il n’en demeure pas moins que la structure fondamentale du zygote est constamment modifiée par division cellulaire, d’une façon bien plus radicale tant en qualité qu’en quantité que celle que Jean Martin connaîtra tout au long de son existence.

5. Passons au deuxième critère de l’en-soi, l’unicité. Ce critère apparaît de prime abord déterminant : l’individu est par définition l’être unique, il n’y en a pas deux comme lui. Au plan physique, c’est tout d’abord la séparation spatiale qui en atteste. Un individu est spatialement séparé de la chaise sur laquelle il s’assoit ou du gant dans sa main. Leurs atomes ne se brassent pas. Même les amoureux les plus transis ne peuvent pas fusionner : tout au plus peuvent-ils échanger de la chaleur en se touchant. C’est également vrai du zygote : ses contours phénotypiques sont distincts, et on peut facilement l’observer à l’aide d’un microscope électronique, puis d’un échographe (quand il aura grandi en taille). Au plan génétique, c’est l’ADN qui garantit cette individualité. Il est absolument impossible que deux personnes qui vivent sur Terre aient exactement le même ADN. C’est la raison pour laquelle les preuves ADN en criminologie sont irréfutables. Cette impossibilité s’appuie sur la diversité génétique de l’embryogenèse :

Chaque cellule souche au cours de la méiose peut produire 22700  gamètes différents (…) Or, sur la Terre vivent 6 milliards d’être humains et on estime à 80 milliards ceux qui l’ont précédé depuis l’émergence de l’homo sapiens ; plus encore, les astrophysiciens estiment à environ 1080 le nombre de particules stables composant l’univers existant. Par conséquent, non seulement la probabilité qu’existent un jour deux individus humains génétiquement identiques est à ce point faible qu’elle est pratiquement impossible, mais il n’y a même pas assez de matière dans le cosmos pour fabriquer le nombre total de cellules sexuelles différentes possibles.  Pascal Ide

Les arguments ici évoqués renvoient à la critique du slogan du “droit des femmes à disposer de leur corps”. L’embryon n’a pas le même ADN que celui de sa mère, il n’est donc pas un membre indivis du corps de la femme, à l’instar d’un ongle ou d’un cheveu. Il est paradoxal que les féministes qui invoquent la liberté des femmes dans le cas de l’avortement la refusent (parfois) dans le cas de la prostitution, notamment pour appeler à son abolition. D’un côté, les femmes sont libres de disposer de leur corps ; de l’autre, elles sont préjugés esclaves et donc incapables d’avoir “librement” choisis de se prostituer. En toute rigueur ce devrait être l’inverse : lorsqu’on avorte, on ne dispose pas de son utérus mais de ce qu’il  y a dedans, ou du moins on dispose de son corps mais aussi de ce qu’il y a dedans. En revanche, lorsqu’on se prostitue, on dispose bien de son corps.

6. Cependant un problème se pose : celui des jumeaux. Les vrais jumeaux sont biologiquement des jumeaux monozygotes, qui, comme leur nom l’indique, sont issus d’un seul zygote qui s’est séparé, sans qu’on sache vraiment pourquoi, dans les quatorze premiers jours de la grossesse. Tenir que l’ADN unique de l’embryon implique un être indivis pose le problème de la gémellité : un individu peut-il devenir deux individus ?

Si l’on considère qu’un ovule fécondé est une personne, comment alors  rendre compte philosophiquement et théologiquement que, dans le cas de coupure par gémellisation (possible jusqu’à 14 jours après la conception), une personne puisse devenir deux personnes ? Comment considérer comme une personne une réalité dont l’individualité n’est même pas sûre ? Xavier Thévenot, cité par Pascal Ide

La gémellité est l’exception à la règle du patrimoine génétique unique : deux vrais jumeaux ont exactement le même ADN, puisqu’ils viennent du même œuf-fécondé, donc du même spermatozoïde. L’existence de vrais jumeaux est d’ailleurs un problème dans les enquêtes criminelles, comme à Marseille en 2013 (lien), où deux jumeaux ont été accusés de viol, confondus par leur ADN, sans qu’on puisse scientifiquement dire si un seul des deux est coupable. Depuis peu, des tests basés sur de micromutations génétiques juste avant ou après la scission du zygote ont permis de mettre en évidence des différences génétiques entre vrais jumeaux, mais elles n’existent qu’en cas de mutation génétique qui affecterait un des deux zygotes et pas l’autre : pour trouver une différence, il faut comparer des milliards de paires de base de gènes, ce qui rend les tests incertains, longs et onéreux. D’ailleurs, la fusion ne s’arrête pas à la génétique puisque il est établi qu’au plan psychologique, la prise de conscience de son individualité est beaucoup longue pour les jumeaux qui ont la plupart du temps une personnalité complètement fusionnelle jusqu’à 5-6 ans. En clair, l’individualité du patrimoine génétique ne garantit pas l’individualité de l’embryon.

 Pascal Ide (qui défend fermement la personnification du zygote) consacre une longue analyse à la question des jumeaux, et estime qu’il ne faut pas dire qu’une personne devient deux personnes mais plutôt qu’une personne génère une autre personne, car dans l’ordre de la temporalité un des deux zygotes existait dans son unicité avant l’autre, et c’est l’autre qui est issu de lui, pas l’inverse. Pour lui, l’embryon est “un et deux en même temps, mais sous des angles différents : un en acte, deux en puissance”. L’argumentation est rigoureuse et empirique, mais ne me semble pas réfuter l’objection : l’essentiel des arguments “pour” la personnification du zygote tiennent sur la génétique (unicité, cohérence, télénomie et précocité du patrimoine génétique dès la conception) : or les jumeaux ont le même ce qui donne du sens à l’affirmation “une personne devient deux personnes”.

Conclusion partielle

Comme on l’a vu, le critère de reconnaissance est clairement accessoire et ne saurait résoudre ce débat en attribuant (ou non) la qualité de personne au zygote en fonction de la seule “reconnaissance” d’une autre personne. Les critères A et B sont beaucoup plus importants. Or, si l’on s’en tient à ces critères et qu’on considère qu’une personne est un ensemble spécifique (A) et unique (B), l’attribution de la personnalité au zygote est incertaine :

  • Du point de vue de l’organisation, les changements qui affectent le zygote sont beaucoup plus fondamentaux que ceux qui peuvent affecter un homme adulte, et sa cohérence est modifiée en permanence. Si une personne est un corps organisé, que peut-on dire d’un zygote dont la structure change radicalement toutes les 24h ? D’autre part, comment rendre compte qu’une personne devienne en partie un matériau (le placenta) ?
  • Du point de vue de l’unicité, la question est plus complexe : un zygote a la plupart du temps un ADN unique présent dès la conception qui contient l’intégralité du programme de construction et formera plus tard un grand nombre de traits propres à la personne : groupe sanguin, taille, forme du nez, etc. Cependant, de rares cas (moins de 5% des grossesses) montrent qu’un zygote peut se scinder et générer un autre zygote, chacun des deux étant parfaitement viables, et ayant, sauf en cas de mutation, exactement le même patrimoine génétique. La gémellité est un clonage intra-utérin naturel : même si le phénomène est rare, cela fait perdre au zygote son caractère d’unicité, au moins en puissance. L’unicité du zygote n’est, jusqu’au quatorzième jour, que potentielle : il est unique sauf s’il se divise et génère un être exactement semblable à lui.

On voit bien qu’on peut interpréter différemment les observations de la médecine. Ceux qui défendent la personnification du zygote peuvent insister sur le patrimoine génétique, une certaine organisation du zygote, une individualité au sens de la séparation spatiale, et d’autres arguments que l’on verra par la suite. Ceux qui défendent sa non-personnification peuvent raisonner en puissance en insistant sur la gémellité (une personne et en même temps une autre personne identique ?) et la totipotentialité (une personne et en même temps un matériau ?)

Étant donné que son patrimoine génétique est unique et différent en même temps de celui de ses parents, qu’il a des contours bien visibles et séparés du reste du corps de sa mère, il ne fait aucun doute que le zygote est un organisme individuel et unique. Mais ce n’est vrai qu’en acte, à un instant d’observation t. Dans la temporalité longue de la grossesse, ce même zygote peut devenir en partie un placenta, ou deux zygotes, et va même le plus souvent mourir et ne pas se développer. On ne parle pas ici simplement des fausses couches, même précoces, qui surviennent pour 15 à 20% des grossesses, mais des très nombreux zygotes qui ne deviendront pas fœtus, et dont la science expérimentale qu’est la médecine n’aura jamais connaissance car les parents ne font pas d’échographie à une semaine de grossesse et une femme ne sait pas qu’elle est enceinte avant d’avoir un retard de règle inhabituel, au moins trois ou quatre semaines après la fécondation.

 Si l’on s’en tient à la règle épistémique précédemment annoncé de comparer le zygote avec une personne lambda (Jean Martin), on ne peut pas attribuer la qualité de personne au zygote sur la seule base des critères de spécificité et d’unicité. Au mieux, on peut dire qu’un zygote est unique et spécifique en acte à un instant donné, mais qu’en puissance, il n’est ni unique ni spécifique. Contrairement au zygote, Jean Martin ne peut pas devenir deux personnes à partir de lui-même, ni changer de forme de façon radicale au niveau, ni être à la fois une personne et un matériau.

3 réflexions sur “Réflexions sur le statut ontologique du zygote (2/3)

  1. Bonjour,
    Je viens de lire le livre de Pascal Ide. Je suis en train de confronter ma propre lecture à votre analyse du livre. Je vois que vous avez écrit 1/3 et 2/3. Et le 3/3 ? Je suis très intéressé.
    Cordialement
    Docteur Pierre Marie Girardot

  2. Pingback: Réflexions sur le statut ontologique du zygote (1/3) – Des hauts et débats

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