Il y a une nature humaine (2/3)

Nous parlions dans l’article précédent de l’universalisme, de ses apports et de ses limites. Retour sur la réponse à cette universalisme écrasant, et sur les limites de cette réponse.

La réponse aux dérives de l’universalisme : le relativisme

L’universalisme écrasant est une caricature de l’universalisme, oubliant qu’ « il faut une société, des mœurs, des institutions, à commencer par une langue [particulières], pour qu’un nouveau-né puisse être initié aux manières d’agir humaines » (Théry, toujours). D’où la naissance, au cours du 20ème siècle et en contestation, du relativisme culturel, porté par des sociologues et surtout des anthropologues (Ecole culturaliste avec Franz Boas, Ruth Benedict, Margaret Mead…) qui s’attache à montrer que ce n’est pas parce que les Fang, les Bororo ou les Azandé ne vivent pas comme les WASP qu’il faut les considérer comme des sauvages pour autant. « L’idée même d’une pluralité des cultures, écrit Philarête, est née en Allemagne, en réaction à la version française des Lumières. Quant Herder écrit Une autre philosophie de l’histoire (1774), il entend protester contre la prétention des Français à incarner l’humanité, à représenter le sommet de la civilisation. » On notera que ce débat était ancien : plus tôt dans l’Histoire, la controverse de Valladolid, sur le sort à réserver aux Amérindiens, illustrait déjà le débat entre universalisme et relativisme.

Les dérives du relativisme

Il est vrai cependant que ce relativisme, s’il fut nécessaire pour contrer les élans de l’universalisme écrasant, a pu lui-même aller trop loin. Poussé à l’extrême, il en vient à justifier l’excision ou le tchador au nom du non-jugement ou de la « diversité des cultures ».

Plus récemment, le relativisme culturel a pris d’autres visages, principalement deux, consistant à nier l’existence d’une nature humaine de deux façons différentes :

– Par réductionnisme : la nature humaine ne se distingue pas fondamentalement de la nature animale. C’est l’anti-spécisme, philosophie récente selon laquelle la différence entre l’homme et l’animal (ou entre homo sapiens et les autres espèces, devrait-on dire) est de degré et non de nature. Humain lisant Darwin ou chimpanzé mangeant des cacahouètes ? Même combat.

Par négationnisme : il n’y a pas de nature humaine, car tout est construit. Ce sont les théories constructivistes, notamment du genre, qui entendent nier l’existence d’une influence de la nature  sur la culture. Autrement dit, il n’est rien de naturel, ni l’hétérosexualité, ni la famille nucléaire, ni les différences hommes-femmes, bref tout est construit et donc déconstructible, « l’existence précède l’essence » si l’on veut parler comme Sartre.

Notons qu’il y a contradiction entre les deux positions. Car si l’antispécisme nous affirme en gros que l’homme n’est qu’un animal comme les autres, le constructivisme prétend au contraire que l’homme se distingue radicalement des autres animaux car chez lui, la nature n’a aucune espèce d’influence dans son comportement, étant entièrement façonné par les pratiques culturelles (surtout la socialisation). Pour caricaturer : d’un côté, l’homme est une bête vivant de pulsions, qui n’a rien de spécifique à prévaloir sur la grenouille, sauf son anthropocentrisme ; de l’autre, un pur esprit socialisé, libre de conditionnements biologiques et qui peut et doit donc choisir son genre, sa sexualité, ses valeurs morales et ses normes, son modèle familial, etc.

Pourquoi cette question est actuelle

J’avais déjà évoqué, lors d’un premier article sur l’égalité homme-femmes, les difficultés du constructivisme radical, et notamment sa quasi-incapacité à accepter l’existence d’un conditionnement biologique préalable aux comportements des hommes et femmes. Ce n’est pas tant, précisais-je dans un second article, que ces analyses nient les différentes hommes-femmes, comme l’avancent leurs détracteurs. C’est plutôt qu’ils refusent l’idée que ces différences influencent les comportements sociaux (argument positif) ou qu’elles doivent être prises en compte dans nos institutions (argument normatif). L’idée que la culture influence les comportements et même la nature est acceptée, mais pas la réciproque. Les différences chromosomiques et hormonales entre homme et femme n’impliquant ou ne devant impliquer aucune différence essentielle entre ces deux sexes. Comme si la socialisation se résumait à déposer des empreintes sur une tabula rasa ! (cf. Piaget).

Dans un article récent (et passionnant), Philarête montre que certaines de ces théories vont encore plus loin : l’idée même de lien entre une collection de données naturelles (chromosomes, organes extérieurs, hormones) et l’association de ces données dans un ensemble nommé  « homme » ou « femme » est critiquée et déconstruite. En bref, les biologistes feraient prévaloir des préjugés culturels en associant certains traits naturels à des catégories sociales qu’ils homogénéisent et nomment, dans un dualisme rhétorique, « homme » et « femme ».

Cependant, fait justement remarquer Philarête, raisonner ainsi c’est faire fi de la distinction fondamentale, en biologie, entre un organe sain et fonctionnel, et une pathologie. Dixit : « Les biologistes ne sont pas des gens qui trouvent (« parce que c’est dans leur culture ») que la barbe, ça fait viril, et qui décident alors de faire de la pilosité un caractère sexuel secondaire. Ce sont plutôt des gens qui, dans des conditions expérimentales, étudient l’action des hormones, constatent ce qui arrive lorsqu’on en inhibe certaines, et finissent par établir scientifiquement le lien entre le système pileux et l’action des hormones lors de la puberté. Inutile de dire que ce qui est vrai de la barbe l’est a fortiori (il y a, après tout, des hommes imberbes) du rapport entre chromosomes et gonades, gonades et hormones, et ainsi de suite ».

Car en se focalisant sur les cas (rares, mais réels) de personnes dont le sexe n’est pas clairement identifiable (discordance entre hormones et dernière paire de chromosomes, sexe extérieur indéterminé…), les sociologues oublient que pour un biologiste, ces cas sont des pathologies, des situations anormales qu’il faut si possible traiter et impliquant souvent des problèmes tout à fait concrets (impossibilité de procréer, notamment). Dire que la collection de données naturelles en un ensemble homogène  fonctionnel est entièrement un construit revient à dire qu’il n’existe pas de différences fondamentales entre un système biologique fonctionnant normalement et un système défaillant.

Et c’est franchement étonnant. Car si l’on peut haïr à raison l’idée de « normal » et de « l’anormal » en société, c’est nettement plus compliqué en biologie. Imaginez un instant un médecin à son patient : vous avez un cancer, vous allez en mourir bientôt, mais tout ceci, cher monsieur, n’est qu’une construction sociale effectuée par les médecins qui vous assignent arbitrairement à une catégorie (les malades) que vous avez raison de refuser. Choisissez votre état : malade ou pas malade ? Remplacez « cancer » par « sexe » et « malade » et  «  pas malade » par « homme » ou par « femme » et vous aurez un bon aperçu du ridicule achevé de certains de ces arguments sociologiques.

Répondre à deux erreurs

Je considère que la logique profonde de ces deux grands courants est la négation de l’existence d’une nature humaine. Il n’y a pas de nature humaine, clament les anti-spécistes. L’homme est un animal comme les autres, il faut donc une équivalence de droits entre le crustacé et  l’embryon humain. Imitons la nature ! oui à l’euthanasie, à l’avortement sélectif, à toutes les formes de sexualité possibles et imaginables. Il n’y a pas de nature humaine, disent les constructivistes. Chez l’homme, tout comportement est issu de la société et de la culture, il est donc construit et on peut le déconstruire. Chacun doit choisir de quoi il veut être fait. Oui donc à l’euthanasie, à l’avortement sélectif, aux changements de sexe et de genre, à toutes les formes de sexualité possibles et imaginables.

Répondre à ce qui me semble être deux erreurs, constructivisme éthérée d’un côté, anti-spécisme radical de l’autre,  suppose donc de réaffirmer clairement : oui, il existe une nature humaine.

C’est d’autant plus nécessaire que les conséquences logiques des deux positions susmentionnées, celle qui réduit tout à la nature et celle qui ignore la nature, ont pour point commun d’être politiquement dangereuses, considérées radicalement. Doit-on en effet rappeler que c’est à l’idée de nature humaine que l’on doit les Droits de l’Homme, la démocratie universelle, le droit de vote des femmes, l’idée d’émancipation ou encore de « crime contre l’humanité » ? Qu’est-ce qui fait l’indignation d’un meurtre sinon que la dignité intrinsèque de la victime, celle qui donne le droit de vivre librement (et que peut être ce droit sinon un droit naturel ?)  a été violée ?

Car s’il n’est pas de nature humaine, chers constructivistes, si l’homme est indépendant de la nature au point de choisir tout ce qu’il est, en existentialiste radical, alors on voit mal ce qui contrevient aux mutilations « librement consenties », au tchador « librement consenti », au suicide « librement choisi », aux Russes qui adorent Poutine, à l’excision « librement choisie dans le cadre de certaines cultures africaines » et de toute façon les femmes ne veulent pas le droit de vote (entre autres joyeusetés).  Bien sûr, je force (volontairement) le trait, mais c’est ce que la philosophe Simone Manon appelle les « raisons de droit » à l’existence d’une nature humaine, écrivant très clairement :  «  il est nécessaire de protéger les hommes d’un usage non réglé de leur liberté, ce qui est la vocation de la construction juridique et morale de l’idée de nature humaine. (…) Par là l’homme est une dignité, il est une personne exigeant le respect. Il ne doit jamais être traité comme une simple chose, il est un sujet de droit (…) L’idée de nature humaine fonde la possibilité d’une unité du genre humain par delà l’éclatement de l’humanité en multiples cultures et offre la garantie d’une limite à l’arbitraire humain  ».

De même, si l’homme est réductible à un babouin ou à une sauterelle, si l’Homme n’est qu’un parasite détestable pourrissant la nature et n’ayant aucun rang spécifique dans le règne animal, on voit alors mal pourquoi il s’embarrasse de tant d’attirails juridiques protégeant la dignité intrinsèque d’homo sapiens, au lieu d’imiter la nature chez qui les relations sont de l’ordre mangeant/mangé, dominant/dominé, exploitant/exploité. Luc Ferry avait ainsi estimé que, poussée à bout, des variantes de ce darwinisme social païen de la deep ecology pouvaient aboutir à quelque chose comme « vive Auschwitz ! »

Évidemment, il ne s’agira pas, sous prétexte de critiquer ces théories, de défendre les imbécilités inverses, comme un naturalisme poussiéreux, selon lequel tout est réductible aux influences naturelles : l’homme ne passe pas contrat social, c’est Dieu qui lui désigne sa place, et autres grotesqueries déterministes. Il ne s’agit pas plus de penser que nos amis les bêtes sont des matières inertes dont l’homme n’a qu’à faire son matériau.

Mais s’interroger : peut-on encore affirmer aujourd’hui qu’il existe une nature humaine et si oui, de quel type et sur quelles bases ?

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